Vendredi 30 janvier 2009 à 1:27

 
Petite critique personnelle et présentation de l’œuvre de Bram Stoker que j’ai –enfin- lu : la Dame au Linceul.
(Lady of the Shroud) publié en 1909.
Voilà une histoire fort alléchante ma foi! Annoncé dans l’introduction comme un pendant au féminin de Dracula, avec la même méthode de narration utilisant des échanges épistolaires entre différents narrateurs, ainsi que des extraits de leurs journaux et autres documents. C’est un procédé que je trouve très intéressant pour ma part (oooh c’était à la mode au XVIIIe ça alors).
Pour résumer, il s’agit de l’histoire d’un homme aventureux venu s’installer dans « le pays des Montagnes Bleues » à la demande posthume de son oncle lui léguant une merveilleuse fortune. Rupert Sent-Léger de son nom aménage donc dans la château que son oncle avait acheté au voïvode local (nous sommes bien en Transylvanie, quoique ce nom ne soit jamais mentionné une seule fois). Rupert tombe amoureux de ce paysage sauvage qui semble s’être arrêté au XII’ siècle, et il tente de se faire accepter des « montagnards » les habitants de ce pays, fiers et braves, alors que ceux ci sont en lutte contre les Turcs… Comme au XVe siècle, celui où combattait un certain voïvode Vlad Basarab dit Vlad Tepes dit… Dracula. Bien sûr il n’est jamais nommé non plus mais on sent quand même la référence.
Une nuit, Rupert a une étrange visite venant de son jardin aux allures sépulcrales sous la lune : une femme d’une pâleur mortelle, enveloppée d’un seul suaire, vient frapper à la fenêtre de sa chambre en suppliant pour un peu de chaleur et de sûreté. Troublé par la détresse de celle qu’il nommera désormais la Dame au Linceul, (et en qui il reconnaît le spectre dont on parle dans la région et qu’ont vu des marins passant par là debout dans un cercueil, et qui s’évapora sous leurs yeux) et surtout par sa beauté, Rupert l’invite à entrer, et il passe très chastement la nuit à ses côtés (même si la scène a certains côtés érotiques). Au matin, la belle disparaît catastrophée, et ce qu’elle a pu dire à Rupert laisse penser qu’elle est bel et bien une morte vivante.
Le problème, c’est qu’un homme se met automatiquement a désirer toute belle femme avec qui il est amené à passer quelques moments, surtout dans des circonstances particulières (aurait-elle été mise comme moi il n’aurait même pas ouvert la fenêtre, voyez) et ainsi notre Rupert malgré ses interrogations légitimes sur l’état de la belle dame, décrète qu’il est amoureux d’elle. Il n’attend qu’une autre de ses visites, qu’elle lui a promis, et elle revient effectivement plusieurs fois. Ah, elle a un port de reine, des manières de princesse, l’éclat de ses yeux assombrit celui la même de la lune, alors qu’elle soit morte ou non, vampire, goule ou damnée d’un autre poil, Rupert se dit prêt à tout pour elle, et se met à partir à la recherche du lieu ou elle pourrait reposer le jour. Et il la voit effectivement reposer dans un sarcophage somptueux au fin fond de la crypte abyssale d’une très vieille église du coin…
 
Je n’en dit pas plus, si ce n’est que tout le roman tient en haleine (je l’ai lu d’une traite mais bon il n ‘est pas long non plus) mais qu’il ne tient pas ses promesses. J’ai trouvé la fin très décevante, (et Stan ne dira pas le contraire) même si elle était quand même bien trouvée. Enfin, j’aurais préféré que le dénouement reste fidèle au reste du roman, et soit un véritable pendant à Dracula.

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Mucha, la lune


 
Aussi ai-je songé à un autre épilogue, sous le patronage de Stan. A ne lire que si vous connaissez déjà la fin ou vous fichez de la connaître :
 
Effectivement, la fausse morte se révèle être une vraie vivante, la fille du voïvode local, que l’on cru morte un moment. Comme ce n’était pas le cas, on fit croire qu’elle était un vampire et elle devait se balader dans son linceul si elle voulait sortir la nuit, et le jour elle devait reposer dans un sommeil opiacée dans la tombe qui lui avait été réservée. Le sultan finit par l’enlever quand même pour l’épouser, mais le courageux Rupert parvient à la sauver et il peut se montrer au grand jour avec celle qu’il aime. Il faut savoir aussi qu’il l’avait épousé alors même qu’il la pensait encore vampire, dans les ténèbres de l’église ou elle reposait, à minuit, super ambiance etc.
 
Et là, le véritable épilogue devrait être : Etant donné les tendances tout de même légèrement nécrophiles de Rupert (ça ne le gêne pas d’embrasser une morte et de la désirer donc je ne vois pas comment on pourrait appeler ça autrement), il me semble que la savoir une femme bien vivante a de quoi le décevoir légèrement, même s’il ne l’avouera jamais et surtout pas à lui même. Mais son dépit et la révélation de ces tendances ne pourront que le pousser à tenter l’amour avec une vraie morte. Et donc après plusieurs profanations douloureuses pour lui car il aime tout de même follement sa femme, et autres tortures mentales insoutenables, et bien il va être poussé à la tuer sa chère épouse et à la revêtir du suaire qu’il lui connut si longtemps pour assouvir ses malsaines passions, puis il finira, horrifié, par se donner la mort. Eventuellement, parce qu’on peut imaginer encore plus malsain, genre il momifie sa femme, mais je ne vais pas continuer là dedans, de peur que Stan n’accroisse son emprise sur moi.
 
Ca serait une suite plus logique des choses, non ?
 
Bref, sinon c’est très agréable à lire, quoique la généalogie du début soit assez rebutante. L’ambiance est bien restituée, et le kitsch des visions de tante Janet aident à maintenir le fantastique. Après les aventures extraordinaires que Rupert à vécu aux quatre coins du globe (assez bizarre comme expression) la fin est quand même décevante. Autrement, c’est une histoire d’amour, sauvée de la mièvrerie par son aspect macabre.
Bilan : histoire assez prenante et pleine de promesse, mais fin qui laisse… sur sa faim.
 
J’attaque maintenant le Joyau des sept étoiles, toujours de l’ami Stoker, qui d’après l’introduction est vraiment dans la veine la plus fantastique. Qui plus est inscrite dans la période d’egyptomanie qui régnait depuis le XIXe, et dont je suis très friande. Etant, comme Lovecraft, témoin de cette période, je pense que ça me plaira. Contrairement à La momie de Anne Rice que j’avais trouvé vraiment abominable. Surtout minable d’ailleurs.
 
Pour fêter ça, un nouvel habillage, « Khem », référence à l’Egypte ancienne (dont c’était le nom). Ca faisait un moment que je voulais le faire celui-là. D’ailleurs je pense que je vais changer d’habillage par défaut afin de faire tourner mes habillages, puisque c’est dommage de les faire et qu’ils ne soient jamais vus.
 
Autrement… Je veux aller voir Bharatiiiiiiiiiiii T_T
 
Vale
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Alexandre Cabanel, Cléopâtre testant des poisons sur des prisonniers condamnés, 1887

Voilà une des toiles issues de la période dite orientalisante (comme en Grèce entre -700 et -600 dites moi! ah tiens je n'ai pas oublié mes révisions alors que le partiel est passé. bref, rien à voir). Il y en a eu beaucoup d'autres, et pour cela allez voir ce que fait Alma Tadema, notamment. Comme disent les jeunes, je surkiffe. Il a aussi beaucoup peint sur la Grèce et la Rome antique (oh, oui! les romantiques! hum, je vais me pendre, surtout que ce n'est pas vraiment de style romantique tout ça justement)

ps: j'ai la poisse avec la technologie moderne (ce qui explique pourquoi les images restent obtinément à gauche, entre autre).
 
 
 

Samedi 27 décembre 2008 à 1:43

 
 
 
 
 

 
http://www.la-litterature.com/images/19s_tgautier.jpg
note: ceci est la 5e tentative pour poster cet article. Pourquoi est-ce toujours une si grande lutte? A ce niveau c'est un duel entre cette saloperie hérétique et moi. TU VAS LE POSTER. Si vous lisez ces lignes, c'est que j'aurais vaincu. Et pas de jeu de mot à la noix de st Jacques (c'est les fêtes) s'il vous plaît. Poursuivons notre programme dans la joie et la bonne humeur.
Allons-nous parler ce soir de l’origine païenne des fêtes de fin d’année ? ou de celle de la déprime qui s’empare de beaucoup lors de ces célébrations ?
En fait, non. En fait je voulais, en manière de cadeau du Porcher (deuxième année consécutive que je rate sa diffusion à la télé… heureusement l’ouvrage de Terry Pratchett est là ! Oui c’est celui avec mr Leureduthé (le-re-dou-té) et les enfants qui demandent « la chambre de torture de l’inquizission omnienne, 3 à 10 ans, victimes non fournies ») mettre ici la nouvelle très aimée de Théophile Gautier, que je n’idolâtre pas moins : la Morte amoureuse. Récit de vampirisme romantique (dans le sens du mouvement je précise, mais ici c’est le sens exclusif du terme. Merci de votre attention) d’une très grande beauté, qui me transporta la première fois que je le lu (dans une compilation de récits de vampire, les 100 ans de Dracula, il me semble. Il y avait aussi une nouvelle de Lovecraft, la première que j’ai eu sous les yeux, et elle m’avait terrifié. Ah, il faudrait que je retrouve ce bouquin. Je le recommande.) Aujourd’hui encore c’est l’un de mes récits de références pour le thème du vampirisme. Un auteur du tonnerre, une histoire d’amour et de mort en des temps révolus(pas vraiment d’indices temporels, mais je pencherais pour le XVIe-XVIIe au vu des quelques indications données) avec un ecclésiastique qui plus est…
Sans plus attendre, voici la merveille ! C’est un peu long sur un écran de pc, mais ça vaut le coups ! Bonne lecture…

La morte amoureuse
Vous me demandez, frère, si j’ai aimé ; oui. C’est une histoire singulière et terrible, et, quoique j’aie soixante-six ans, j’ose à peine remuer la cendre de ce souvenir. Je ne veux rien vous refuser, mais je ne ferais pas à une âme moins éprouvée un pareil récit. Ce sont des évènements si étranges, que je ne puis croire qu’ils me soient arrivés. J’ai été pendant plus de trois ans le jouet d’une illusion singulière et diabolique. Moi, pauvre prêtre de campagne, j’ai mené en rêve toutes les nuits (Dieu veuille que ce soit un rêve !) une vie de damné, une vie de mondain et de Sardanapale. Un seul regard trop plein de complaisance jeté sur une femme pensa causer la perte de mon âme ; mais enfin, avec l’aide de Dieu et de mon saint patron, je suis parvenu à chasser l’esprit malin qui s’était emparé de moi.
Mon existence s’était compliquée d’une existence nocturne entièrement différente. Le jour, j’étais un prêtre du Seigneur, chaste, occupé de la prière et des choses saintes ; la nuit, dès que j’avais fermé les yeux, je devenais un jeune seigneur, fin connaisseur en femmes, en chiens et en chevaux, jouant aux dés, buvant et blasphémant ; et lorsqu’au lever de l’aube je me réveillais, il me semblait au contraire que je m’endormais et que je rêvais que j’étais prêtre. De cette vie somnambulique il m’est resté des souvenirs d’objets et de mots dont je ne puis pas me défendre, et, quoique je ne sois jamais sorti des murs de mon presbytère, on dirait plutôt, à m’entendre, un homme ayant usé de tout et revenu du monde, qui est entré en religion et qui veut finir dans le sein de Dieu des jours trop agités, qu’un humble séminariste qui a vieilli dans une cure ignorée, au fond d’un bois et sans aucun rapport avec les choses du siècle.
Oui, j’ai aimé comme personne au monde n’a aimé, d’un amour insensé et furieux, si violent que je suis étonné qu’il n’ait pas fait éclater mon coeur. Ah ! quelles nuits ! quelles nuits !
Dès ma plus tendre enfance, je m’étais senti de la vocation pour l’état de prêtre ; aussi toutes mes études furent-elles dirigées dans ce sens-là, et ma vie, jusqu’à vingt-quatre ans, ne fut-elle qu’un long noviciat. Ma théologie achevée, je passai successivement par tous les petits ordres, et mes supérieurs me jugèrent digne, malgré ma grande jeunesse, de franchir le dernier et redoutable degré. Le jour de mon ordination fut fixé à la semaine de Pâques.
Je n’étais jamais allé dans le monde ; le monde, c’était pour moi l’enclos du collège et du séminaire. Je savais vaguement qu’il y avait quelque chose que l’on appelait femme, mais je n’y arrêtais pas ma pensée ; j’étais d’une innocence parfaite. Je ne voyais ma mère vieille et infirme que deux fois l’an. C’étaient là toutes mes relations avec le dehors.
Je ne regrettais rien, je n’éprouvais pas la moindre hésitation devant cet engagement irrévocable ; j’étais plein de joie et d’impatience. Jamais jeune fiancé n’a compté les heures avec une ardeur plus fiévreuse ; je n’en dormais pas, je rêvais que je disais la messe ; être prêtre, je ne voyais rien de plus beau au monde : j’aurais refusé d’être roi ou poète. Mon ambition ne concevait pas au-delà.
Ce que je dis là est pour vous montrer combien ce qui m’est arrivé ne devait pas m’arriver, et de quelle fascination inexplicable j’ai été la victime.
Le grand jour venu, je marchai à l’église d’un pas si léger, qu’il me semblait que je fusse soutenu en l’air ou que j’eusse des ailes aux épaules. Je me croyais un ange, et je m’étonnais de la physionomie sombre et préoccupée de mes compagnons ; car nous étions plusieurs. J’avais passé la nuit en prières, et j’étais dans un état qui touchait presque à l’extase. L’évêque, vieillard vénérable, me paraissait Dieu le Père penché sur son éternité, et je voyais le ciel à travers les voûtes du temple.
Vous savez les détails de cette cérémonie : la bénédiction, la communion sous les deux espèces, l’onction de la paume des mains avec l’huile des catéchumènes, et enfin le saint sacrifice offert de concert avec l’évêque. Je ne m’appesantirai pas sur cela. Oh ! que Job a raison, et que celui-là est imprudent qui ne conclut pas un pacte avec ses yeux ! Je levai par hasard ma tête, que j’avais jusque-là tenue inclinée, et j’aperçus devant moi, si près que j’aurais pu la toucher, quoique en réalité elle fût à une assez grande distance et de l’autre côté de la balustrade, une jeune femme d’une beauté rare et vêtue avec une magnificence royale. Ce fut comme si des écailles me tombaient des prunelles. J’éprouvai la sensation d’un aveugle qui recouvrerait subitement la vue. L’évêque, si rayonnant tout à l’heure, s’éteignit tout à coup, les cierges pâlirent sur leurs chandeliers d’or comme les étoiles au matin, et il se fit par toute l’église une complète obscurité. La charmante créature se détachait sur ce fond d’ombre comme une révélation angélique ; elle semblait éclairée d’elle-même et donner le jour plutôt que le recevoir.
Je baissai la paupière, bien résolu à ne plus la relever pour me soustraire à l’influence des objets extérieurs ; car la distraction m’envahissait de plus en plus, et je savais à peine ce que je faisais.
Une minute après, je rouvris les yeux, car à travers mes cils je la voyais étincelante des couleurs du prisme, et dans une pénombre pourprée comme lorsqu’on regarde le soleil.
Oh ! comme elle était belle ! Les plus grands peintres, lorsque, poursuivant dans le ciel la beauté idéale, ils ont rapporté sur la terre le divin portrait de la Madone, n’approchent même pas de cette fabuleuse réalité. Ni les vers du poète ni la palette du peintre n’en peuvent donner une idée.
Elle était assez grande, avec une taille et un port de déesse ; ses cheveux, d’un blond doux, se séparaient sur le haut de sa tête et coulaient sur ses tempes comme deux fleuves d’or ; on aurait dit une reine avec son diadème ; son front, d’une blancheur bleuâtre et transparente, s’étendait large et serein sur les arcs de deux cils presque bruns, singularité qui ajoutait encore à l’effet de prunelles vert de mer d’une vivacité et d’un éclat insoutenables. Quels yeux ! Avec un éclair ils décidaient de la destinée d’un homme ; ils avaient une vie, une limpidité, une ardeur, une humanité brillante que je n’ai jamais vues à un oeil humain ; il s’en échappait des rayons pareils à des flèches et que je voyais distinctement aboutir à mon coeur. Je ne sais si la flamme qui les illuminait venait du ciel ou de l’enfer, mais à coup sûr elle venait de l’un ou de l’autre. Cette femme était un ange ou un démon, et peut-être tous les deux ; elle ne sortait certainement pas du flanc d’Ève, la mère commune.
Des dents du plus bel orient scintillaient dans son rouge sourire, et de petites fossettes se creusaient à chaque inflexion de sa bouche dans le satin rose de ses adorables joues. Pour son nez, il était d’une finesse et d’une fierté toute royale, et décelait la plus noble origine. Des luisants d’agate jouaient sur la peau unie et lustrée de ses épaules à demi découvertes, et des rangs de grosses perles blondes, d’un ton presque semblable à son cou, lui descendaient sur la poitrine.
De temps en temps elle redressait sa tête avec un mouvement onduleux de couleuvre ou de paon qui se rengorge, et imprimait un léger frisson à la haute fraise brodée à jour qui l’entourait comme un treillis d’argent.
Elle portait une robe de velours nacarat, et de ses larges manches doublées d’hermine sortaient des mains patriciennes d’une délicatesse infinie, aux doigts longs et potelés, et d’une si idéale transparence qu’ils laissaient passer le jour comme ceux de l’Aurore.
Tous ces détails me sont encore aussi présents que s’ils dataient d’hier, et, quoique je fusse dans un trouble extrême, rien ne m’échappait : la plus légère nuance, le petit point noir au coin du menton, l’imperceptible duvet aux commissures des lèvres, le velouté du front, l’ombre tremblante des cils sur les joues, je saisissais tout avec une lucidité étonnante.
À mesure que je la regardais, je sentais s’ouvrir dans moi des portes qui jusqu’alors avaient été fermées ; des soupiraux obstrués se débouchaient dans tous les sens et laissaient entrevoir des perspectives inconnues ; la vie m’apparaissait sous un aspect tout autre ; je venais de naître à un nouvel ordre d’idées. Une angoisse effroyable me tenaillait le coeur ; chaque minute qui s’écoulait me semblait une seconde et un siècle. La cérémonie avançait cependant, et j’étais emporté bien loin du monde dont mes désirs naissants assiégeaient furieusement l’entrée. Je dis oui cependant, lorsque je voulais dire non, lorsque tout en moi se révoltait et protestait contre la violence que ma langue faisait à mon âme : une force occulte m’arrachait malgré moi les mots du gosier. C’est là peut-être ce qui fait que tant de jeunes filles marchent à l’autel avec la ferme résolution de refuser d’une manière éclatante l’époux qu’on leur impose, et que pas une seule n’exécute son projet. C’est là sans doute ce qui fait que tant de pauvres novices prennent le voile, quoique bien décidées à le déchirer en pièces au moment de prononcer leurs voeux. On n’ose causer un tel scandale devant tout le monde ni tromper l’attente de tant de personnes ; toutes ces volontés, tous ces regards semblent peser sur vous comme une chape de plomb ; et puis les mesures sont si bien prises, tout est si bien réglé à l’avance, d’une façon si évidemment irrévocable, que la pensée cède au poids de la chose et s’affaisse complètement.
Le regard de la belle inconnue changeait d’expression selon le progrès de la cérémonie. De tendre et caressant qu’il était d’abord, il prit un air de dédain et de mécontentement comme de ne pas avoir été compris.
Je fis un effort suffisant pour arracher une montagne, pour m’écrier que je ne voulais pas être prêtre ; mais je ne pus en venir à bout ; ma langue resta clouée à mon palais, et il me fut impossible de traduire ma volonté par le plus léger mouvement négatif. J’étais, tout éveillé, dans un état pareil à celui du cauchemar, où l’on veut crier un mot dont votre vie dépend, sans en pouvoir venir à bout.
Elle parut sensible au martyre que j’éprouvais, et, comme pour m’encourager, elle me lança une oeillade pleine de divines promesses. Ses yeux étaient un poème dont chaque regard formait un chant.
Elle me disait :
« Si tu veux être à moi, je te ferai plus heureux que Dieu lui-même dans son paradis ; les anges te jalouseront. Déchire ce funèbre linceul où tu vas t’envelopper ; je suis la beauté, je suis la jeunesse, je suis la vie ; viens à moi, nous serons l’amour. Que pourrait t’offrir Jéhovah pour compensation ? Notre existence coulera comme un rêve et ne sera qu’un baiser éternel.
« Répands le vin de ce calice, et tu es libre. Je t’emmènerai vers les îles inconnues ; tu dormiras sur mon sein, dans un lit d’or massif et sous un pavillon d’argent ; car je t’aime et je veux te prendre à ton Dieu, devant qui tant de nobles coeurs répandent des flots d’amour qui n’arrivent pas jusqu’à lui. »
Il me semblait entendre ces paroles sur un rythme d’une douceur infinie, car son regard avait presque la sonorité, et les phrases que ses yeux m’envoyaient retentissaient au fond de mon coeur comme si une bouche invisible les eût soufflées dans mon âme. Je me sentais prêt à renoncer à Dieu, et cependant mon coeur accomplissait machinalement les formalités de la cérémonie. La belle me jeta un second coup d’oeil si suppliant, si désespéré, que des lames acérées me traversèrent le coeur, que je me sentis plus de glaives dans la poitrine que la Mère des douleurs.
C’en était fait, j’étais prêtre.
Jamais physionomie humaine ne peignit une angoisse aussi poignante ; la jeune fille qui voit tomber son fiancé mort subitement à côté d’elle, la mère auprès du berceau vide de son enfant, Ève assise sur le seuil de la porte du paradis, l’avare qui trouve une pierre à la place de son trésor, le poète qui a laissé rouler dans le feu le manuscrit unique de son plus bel ouvrage, n’ont point un air plus atterré et plus inconsolable. Le sang abandonna complètement sa charmante figure, et elle devint d’une blancheur de marbre ; ses beaux bras tombèrent le long de son corps, comme si les muscles en avaient été dénoués, et elle s’appuya contre un pilier, car ses jambes fléchissaient et se dérobaient sous elle. Pour moi, livide, le front inondé d’une sueur plus sanglante que celle du Calvaire, je me dirigeai en chancelant vers la porte de l’église ; j’étouffais ; les voûtes s’aplatissaient sur mes épaules, et il me semblait que ma tête soutenait seule tout le poids de la coupole.
Comme j’allais franchir le seuil, une main s’empara brusquement de la mienne ; une main de femme ! Je n’en avais jamais touché. Elle était froide comme la peau d’un serpent, et l’empreinte m’en resta brûlante comme la marque d’un fer rouge. C’était elle. « Malheureux ! malheureux ! qu’as-tu fait ? » me dit-elle à voix basse ; puis elle disparut dans la foule.
Le vieil évêque passa ; il me regarda d’un air sévère. Je faisais la plus étrange contenance du monde ; je pâlissais, je rougissais, j’avais des éblouissements. Un de mes camarades eut pitié de moi, il me prit et m’emmena ; j’aurais été incapable de retrouver tout seul le chemin du séminaire. Au détour d’une rue, pendant que le jeune prêtre tournait la tête d’un autre côté, un page nègre, bizarrement vêtu, s’approcha de moi, et me remit, sans s’arrêter dans sa course, un petit portefeuille à coins d’or ciselés, en me faisant signe de le cacher ; je le fis glisser dans ma manche et l’y tins jusqu’à ce que je fusse seul dans ma cellule. Je fis sauter le fermoir, il n’y avait que deux feuilles avec ces mots : « Clarimonde, au palais Concini. »
J’étais alors si peu au courant des choses de la vie, que je ne connaissais pas Clarimonde, malgré sa célébrité, et que j’ignorais complètement où était situé le palais Concini. Je fis mille conjectures, plus extravagantes les unes que les autres ; mais à la vérité, pourvu que je pusse la revoir, j’était fort peu inquiet de ce qu’elle pouvait être, grande dame ou courtisane.
Cet amour né tout à l’heure s’était indestructiblement enraciné ; je ne songeai même pas à essayer de l’arracher, tant je sentais que c’était là chose impossible. Cette femme s’était complètement emparée de moi, un seul regard avait suffi pour me changer ; elle m’avait soufflé sa volonté ; je ne vivais plus dans moi, mais dans elle et par elle. Je faisais mille extravagances, je baisais sur ma main la place qu’elle avait touchée, et je répétais son nom des heures entières. Je n’avais qu’à fermer les yeux pour la voir aussi distinctement que si elle eût été présente en réalité, et je me redisais ces mots, qu’elle m’avait dits sous le portail de l’église : « Malheureux ! malheureux ! qu’as-tu fait ? » Je comprenais toute l’horreur de ma situation, et les côtés funèbres et terribles de l’état que je venais d’embrasser se révélaient clairement à moi. Être prêtre ! c’est-à-dire chaste, ne pas aimer, ne distinguer ni le sexe ni l’âge, se détourner de toute beauté, se crever les yeux, ramper sous l’ombre glaciale d’un cloître ou d’une église, ne voir que des mourants, veiller auprès de cadavres inconnus et porter soi-même son deuil sur sa soutane noire, de sorte que l’on peut faire de votre habit un drap pour votre cercueil !
Et je sentais la vie monter en moi comme un lac intérieur qui s’enfle et qui déborde ; mon sang battait avec force dans mes artères ; ma jeunesse, si longtemps comprimée, éclatait tout d’un coup comme l’aloès qui met cent ans à fleurir et qui éclôt avec un coup de tonnerre.
Comment faire pour revoir Clarimonde ? Je n’avais aucun prétexte pour sortir du séminaire, ne connaissant personne de la ville ; je n’y devais même pas rester, et j’y attendais seulement que l’on me désignât la cure que je devais occuper. J’essayai de desceller les barreaux de la fenêtre ; mais elle était à une hauteur effrayante, et n’ayant pas d’échelle, il n’y fallait pas penser. Et d’ailleurs je ne pouvais descendre que de nuit ; et comment me serais-je conduit dans l’inextricable dédale des rues ? Toutes ces difficultés, qui n’eussent rien été pour d’autres, étaient immenses pour moi, pauvre séminariste, amoureux d’hier, sans expérience, sans argent et sans habits.
Ah ! si je n’eusse pas été prêtre, j’aurais pu la voir tous les jours ; j’aurais été son amant, son époux, me disais-je dans mon aveuglement ; au lieu d’être enveloppé dans mon triste suaire, j’aurais des habits de soie et de velours, des chaînes d’or, une épée et des plumes comme les beaux jeunes cavaliers. Mes cheveux, au lieu d’être déshonorés par une large tonsure, se joueraient autour de mon cou en boucles ondoyantes. J’aurais une belle moustache cirée, je serais un vaillant. Mais une heure passée devant un autel, quelques paroles à peine articulées, me retranchaient à tout jamais du nombre des vivants, et j’avais scellé moi-même la pierre de mon tombeau, j’avais poussé de ma main le verrou de ma prison !
Je me mis à la fenêtre. Le ciel était admirablement bleu, les arbres avaient mis leur robe de printemps ; la nature faisait parade d’une joie ironique. La place était pleine de monde ; les uns allaient, les autres venaient ; de jeunes muguets et de jeunes beautés, couple par couple, se dirigeaient du côté du jardin et des tonnelles. Des compagnons passaient en chantant des refrains à boire ; c’était un mouvement, une vie, un entrain, une gaieté qui faisaient péniblement ressortir mon deuil et ma solitude. Une jeune mère, sur le pas de la porte, jouait avec son enfant ; elle baisait sa petite bouche rose, encore emperlée de gouttes de lait, et lui faisait, en l’agaçant, mille de ces divines puérilités que les mères seules savent trouver. Le père, qui se tenait debout à quelque distance, souriait doucement à ce charmant groupe, et ses bras croisés pressaient sa joie sur son coeur. Je ne pus supporter ce spectacle ; je fermai la fenêtre, et je me jetai sur mon lit avec une haine et une jalousie effroyables dans le coeur, mordant mes doigts et ma couverture comme un tigre à jeun depuis trois jours.
Je ne sais pas combien je restai ainsi ; mais, en me retournant dans un mouvement de spasme furieux, j’aperçus l’abbé Sérapion qui se tenait debout au milieu de la chambre et qui me considérait attentivement. J’eus honte de moi-même, et, laissant tomber ma tête sur ma poitrine, je voilai mes yeux avec mes mains.
« Romuald, mon ami, il se passe quelque chose d’extraordinaire en vous, me dit Sérapion au bout de quelques minutes de silence ; votre conduite est vraiment inexplicable ! Vous, si pieux, si calme et si doux, vous vous agitez dans votre cellule comme une bête fauve. Prenez garde, mon frère, et n’écoutez pas les suggestions du diable ; l’esprit malin, irrité de ce que vous vous êtes à tout jamais consacré au Seigneur, rôde autour de vous comme un loup ravissant et fait un dernier effort pour vous attirer à lui. Au lieu de vous laisser abattre, mon cher Romuald, faites-vous une cuirasse de prières, un bouclier de mortifications, et combattez vaillamment l’ennemi ; vous le vaincrez. L’épreuve est nécessaire à la vertu et l’or sort plus fin de la coupelle. Ne vous effrayez ni ne vous découragez ; les âmes les mieux gardées et les plus affermies ont eu de ces moments. Priez, jeûnez, méditez, et le mauvais esprit se retirera. »
Le discours de l’abbé Sérapion me fit rentrer en moi-même, et je devins un peu plus calme. « Je venais vous annoncer votre nomination à la cure de C*** ; le prêtre qui la possédait vient de mourir, et monseigneur l’évêque m’a chargé d’aller vous y installer ; soyez prêt pour demain. » Je répondis d’un signe de tête que je le serais, et l’abbé se retira. J’ouvris mon missel, et je commençai à lire des prières ; mais ces lignes se confondirent bientôt sous mes yeux ; le fil des idées s’enchevêtra dans mon cerveau, et le volume me glissa des mains sans que j’y prisse garde.
Partir demain sans l’avoir revue ! ajouter encore une impossibilité à toutes celles qui étaient déjà entre nous ! perdre à tout jamais l’espérance de la rencontrer, à moins d’un miracle ! Lui écrire ? Par qui ferais-je parvenir ma lettre ? Avec le sacré caractère dont j’étais revêtu, à qui s’ouvrir, se fier ? J’éprouvais une anxiété terrible. Puis, ce que l’abbé Sérapion m’avait dit des artifices du Diable me revenait en mémoire ; l’étrangeté de l’aventure, la beauté surnaturelle de Clarimonde, l’éclat phosphorique de ses yeux, l’impression brûlante de sa main, le trouble où elle m’avait jeté, le changement subit qui s’était opéré en moi, ma piété évanouie en un instant, tout cela prouvait clairement la présence du Diable, et cette main satinée n’était peut-être que le gant dont il avait recouvert sa griffe. Ces idées me jetèrent dans une grande frayeur, je ramassai le missel qui de mes genoux était roulé à terre, et je me remis en prières.
Le lendemain, Sérapion me vint prendre ; deux mules nous attendaient à la porte, chargées de nos maigres valses ; il monta l’une et moi l’autre tant bien que mal. Tout en parcourant les rues de la ville, je regardais à toutes les fenêtres et à tous les balcons si je ne verrais pas Clarimonde ; mais il était trop matin, et la ville n’avait pas encore ouvert les yeux. Mon regard tâchait de plonger derrière les stores et à travers les rideaux de tous les palais devant lesquels nous passions. Sérapion attribuait sans doute cette curiosité à l’admiration que me causait la beauté de l’architecture, car il ralentissait le pas de sa monture pour me donner le temps de voir.
Enfin nous arrivâmes à la porte de la ville et nous commençâmes à gravir la colline. Quand je fus tout en haut, je me retournai pour regarder une fois encore les lieux où vivait Clarimonde. L’ombre d’un nuage couvrait entièrement la ville ; ses toits bleus et rouges étaient confondus dans une demi-teinte générale, où surnageaient çà et là, comme de blancs flocons d’écume, les fumées du matin. Par un singulier effet d’optique, se dessinait, blond et doré sous un rayon unique de lumière, un édifice qui surpassait en hauteur les constructions voisines, complètement noyées dans la vapeur ; quoiqu’il fût à plus d’une lieue, il paraissait tout proche. On en distinguait les moindres détails, les tourelles, les plates-formes, les croisées, et jusqu’aux girouettes en queue d’aronde.
« Quel est donc ce palais que je vois tout là-bas éclairé d’un rayon du soleil ? » demandai-je à Sérapion. Il mit sa main au-dessus de ses yeux, et, ayant regardé, il me répondit : « C’est l’ancien palais que le prince Concini a donné à la courtisane Clarimonde ; il s’y passe d’épouvantables choses. »
En ce moment, je ne sais encore si c’est une réalité ou une illusion, je crus voir y glisser sur la terrasse une forme svelte et blanche qui étincela une seconde et s’éteignit. C’était Clarimonde !
Oh ! savait-elle qu’à cette heure, du haut de cet âpre chemin qui m’éloignait d’elle, et que je ne devais plus redescendre, ardent et inquiet, je couvais de l’oeil le palais qu’elle habitait, et qu’un jeu dérisoire de lumière semblait rapprocher de moi, comme pour m’inviter à y entrer en maître ? Sans doute, elle le savait, car son âme était trop sympathiquement liée à la mienne pour n’en point ressentir les moindres ébranlements, et c’était ce sentiment qui l’avait poussée, encore enveloppée de ses voiles de nuit, à monter sur le haut de la terrasse, dans la glaciale rosée du matin.
L’ombre gagna le palais, et ce ne fut plus qu’un océan immobile de toits et de combles où l’on ne distinguait rien qu’une ondulation montueuse. Sérapion toucha sa mule, dont la mienne prit aussitôt l’allure, et un coude du chemin me déroba pour toujours la ville de S..., car je n’y devais pas revenir.
Au bout de trois journées de route par des campagnes assez tristes, nous vîmes poindre à travers les arbres le coq du clocher de l’église que je devais desservir ; et, après avoir suivi quelques rues tortueuses bordées de chaumières et de courtils, nous nous trouvâmes devant la façade, qui n’était pas d’une grande magnificence. Un porche orné de quelques nervures et de deux ou trois piliers de grès grossièrement taillés, un toit en tuiles et des contreforts du même grès que les piliers, c’était tout : à gauche le cimetière tout plein de hautes herbes, avec une grande croix de fer au milieu ; à droite et dans l’ombre de l’église, le presbytère. C’était une maison d’une simplicité extrême et d’une propreté aride.
Nous entrâmes ; quelques poules picotaient sur la terre de rares grains d’avoine ; accoutumées apparemment à l’habit noir des ecclésiastiques, elles ne s’effarouchèrent point de notre présence et se dérangèrent à peine pour nous laisser passer. Un aboi éraillé et enroué se fit entendre, et nous vîmes accourir un vieux chien.
C’était le chien de mon prédécesseur. Il avait l’oeil terne, le poil gris et tous les symptômes de la plus haute vieillesse où puisse atteindre un chien. Je le flattai doucement de la main, et il se mit aussitôt à marcher à côté de moi avec un air de satisfaction inexprimable. Une femme assez âgée, et qui avait été la gouvernante de l’ancien curé, vint aussi à notre rencontre, et, après m’avoir fait entrer dans une salle basse, me demanda si mon intention était de la garder. Je lui répondis que je la garderais, elle et le chien, et aussi les poules, et tout le mobilier que son maître lui avait laissé à sa mort, ce qui la fit entrer dans un transport de joie, l’abbé Sérapion lui ayant donné sur-le-champ le prix qu’elle en voulait.
Mon installation faite, l’abbé Sérapion retourna au séminaire. Je demeurai donc seul et sans autre appui que moi-même. La pensée de Clarimonde recommença à m’obséder, et, quelques efforts que je fisse pour la chasser, je n’y parvenais pas toujours.
Un soir, en me promenant dans les allées bordées de buis de mon petit jardin, il me sembla voir à travers la charmille une forme de femme qui suivait tous mes mouvements, et entre les feuilles étinceler les deux prunelles vert de mer ; mais ce n’était qu’une illusion, et, ayant passé de l’autre côté de l’allée, je n’y trouvai rien qu’une trace de pied sur le sable, si petit qu’on eût dit un pied d’enfant. Le jardin était entouré de murailles très hautes ; j’en visitai tous les coins et recoins, il n’y avait personne. Je n’ai jamais pu m’expliquer cette circonstance qui, du reste, n’était rien à côté des étranges choses qui me devaient arriver.
Je vivais ainsi depuis un an, remplissant avec exactitude tous les devoirs de mon état, priant, jeûnant, exhortant et secourant les malades, faisant l’aumône jusqu’à me retrancher les nécessités les plus indispensables. Mais je sentais au-dessus de moi une aridité extrême, et les sources de la grâce m’étaient fermées. Je ne jouissais pas de ce bonheur que donne l’accomplissement d’une sainte mission ; mon idée était ailleurs, et les paroles de Clarimonde me revenaient souvent sur les lèvres comme une espèce de refrain involontaire. Ô frère, méditez bien ceci ! Pour avoir levé une seule fois le regard sur une femme, pour une faute en apparence si légère, j’ai éprouvé pendant plusieurs années les plus misérables agitations : ma vie a été troublée à tout jamais.
Je ne vous retiendrai pas plus longtemps sur ces défaites et sur ces victoires intérieures toujours suivies de rechutes plus profondes, et je passerai sur-le-champ à une circonstance décisive. Une nuit l’on sonna violemment à ma porte. La vieille gouvernante alla ouvrir, et un homme au teint cuivré et richement vêtu, mais selon une mode étrangère, avec un long poignard, se dessina sous les rayons de la lanterne de Barbara. Son premier mouvement fut la frayeur ; mais l’homme la rassura, et lui dit qu’il avait besoin de me voir sur-le-champ pour quelque chose qui concernait mon ministère. Barbara le fit monter. J’allais me mettre au lit. L’homme me dit que sa maîtresse, une très grande dame, était à l’article de la mort et désirait un prêtre. Je répondis que j’étais prêt à le suivre ; je pris avec moi ce qu’il fallait pour l’extrême-onction et je descendis en toute hâte. À la porte piaffaient d’impatience deux chevaux noirs comme la nuit, et soufflant sur leur poitrail deux longs flots de fumée. Il me tint l’étrier et m’aida à monter sur l’un, puis il sauta sur l’autre en appuyant seulement une main sur le pommeau de la selle. Il serra les genoux et lâcha les guides à son cheval qui partit comme la flèche. Le mien, dont il tenait la bride, prit aussi le galop et se maintint dans une égalité parfaite.
Nous dévorions le chemin ; la terre filait sous nous grise et rayée, et les silhouettes noires des arbres s’enfuyaient comme une armée en déroute. Nous traversâmes une forêt d’un sombre si opaque et si glacial, que je me sentis courir sur la peau un frisson de superstitieuse terreur. Les aigrettes d’étincelles que les fers de nos chevaux arrachaient aux cailloux laissaient sur notre passage comme une traînée de feu, et si quelqu’un, à cette heure de nuit, nous eût vus, mon conducteur et moi, il nous eût pris pour deux spectres à cheval sur le cauchemar. Deux feux follets traversaient de temps en temps le chemin, et les choucas piaulaient piteusement dans l’épaisseur du bois, où brillaient de loin en loin les yeux phosphoriques de quelques chats sauvages. La crinière des chevaux s’échevelait de plus en plus, la sueur ruisselait sur leurs flancs, et leur haleine sortait bruyante et pressée de leurs narines. Mais, quand il les voyait faiblir, l’écuyer pour les ranimer poussait un cri guttural qui n’avait rien d’humain, et la course recommençait avec furie.
Enfin le tourbillon s’arrêta ; une masse noire piquée de quelques points brillants se dressa subitement devant nous ; les pas de nos montures sonnèrent plus bruyants sur un plancher ferré, et nous entrâmes sous une voûte qui ouvrait sa gueule sombre entre deux énormes tours.
Une grande agitation régnait dans le château ; des domestiques avec des torches à la main traversaient les cours en tous sens, et des lumières montaient et descendaient de palier en palier. J’entrevis confusément d’immenses architectures, des colonnes, des arcades, des perrons et des rampes, un luxe de construction tout à fait royal et féerique. Un page nègre, le même qui m’avait donné les tablettes de Clarimonde et que je reconnus à l’instant, me vint aider à descendre, et un majordome, vêtu de velours noir avec une chaîne d’or au col et une canne d’ivoire à la main, s’avança au-devant de moi. De grosses larmes débordaient de ses yeux et coulaient le long de ses joues sur sa barbe blanche. « Trop tard ! fit-il en hochant la tête, trop tard ! seigneur prêtre ; mais, si vous n’avez pu sauver l’âme, venez veiller le pauvre corps. » Il me prit par le bras et me conduisit à la salle funèbre ; je pleurais aussi fort que lui, car j’avais compris que la morte n’était autre que cette Clarimonde tant et si follement aimée.
Un prie-Dieu était disposé à côté du lit ; une flamme bleuâtre voltigeant sur une patère de bronze jetait par toute la chambre un jour faible et douteux, et çà et là faisait papilloter dans l’ombre quelque arête saillante de meuble ou de corniche. Sur la table, dans une urne ciselée, trempait une rose blanche fanée dont les feuilles, à l’exception d’une seule qui tenait encore, étaient toutes tombées au pied du vase comme des larmes odorantes ; un masque noir brisé, un éventail, des déguisements de toute espèce, traînaient sur les fauteuils et faisaient voir que la mort était arrivée dans cette somptueuse demeure à l’improviste et sans se faire annoncer.
Je m’agenouillai sans oser jeter les yeux sur le lit, et je me mis à réciter les psaumes avec une grande ferveur, remerciant Dieu qu’il eût mis la tombe entre l’idée de cette femme et moi, pour que je pusse ajouter à mes prières son nom désormais sanctifié. Mais peu à peu cet élan se ralentit, et je tombai en rêverie. Cette chambre n’avait rien d’une chambre de mort. Au lieu de l’air fétide et cadavéreux que j’étais accoutumé à respirer en ces vieilles funèbres, une langoureuse fumée d’essences orientales, je ne sais quelle amoureuse odeur de femme, nageait doucement dans l’air attiédi. Cette pâle lueur avait plutôt l’air d’un demi-jour ménagé pour la volupté que de la veilleuse au reflet jaune qui tremblote près des cadavres. Je songeais au singulier hasard qui m’avait fait retrouver Clarimonde au moment où je la perdais pour toujours, et un soupir de regret s’échappa de ma poitrine. Il me sembla qu’on avait soupiré aussi derrière moi, et je me retournai involontairement. C’était l’écho. Dans ce mouvement, mes yeux tombèrent sur le lit de parade qu’ils avaient jusqu’alors évité. Les rideaux de damas rouge à grandes fleurs, relevés par des torsades d’or, laissaient voir la morte couchée tout de son long et les mains jointes sur la poitrine. Elle était couverte d’un voile de lin d’une blancheur éblouissante, que le pourpre sombre de la tenture faisait encore mieux ressortir, et d’une telle finesse qu’il ne dérobait en rien la forme charmante de son corps et permettait de suivre ces belles lignes onduleuses comme le cou d’un cygne que la mort même n’avait pu roidir. On eût dit une statue d’albâtre faite par quelque sculpteur habile pour mettre sur un tombeau de reine, ou encore une jeune fille endormie sur qui il aurait neigé.
Je ne pouvais plus y tenir ; cet air d’alcôve m’enivrait, cette fébrile senteur de rose à demi fanée me montait au cerveau, et je marchais à grands pas dans la chambre, m’arrêtant à chaque tour devant l’estrade pour considérer la gracieuse trépassée sous la transparence de son linceul. D’étranges pensées me traversaient l’esprit ; je me figurais qu’elle n’était point morte réellement, et que ce n’était qu’une feinte qu’elle avait employée pour m’attirer dans son château et me conter son amour. Un instant même je crus avoir vu bouger son pied dans la blancheur des voiles, et se déranger les plis droits du suaire.
Et puis je me disais : « Est-ce bien Clarimonde ? Quelle preuve en ai-je ? Ce page noir ne peut-il être passé au service d’une autre femme ? Je suis bien fou de me désoler et de m’agiter ainsi. » Mais mon coeur me répondit avec un battement : « C’est bien elle, c’est bien elle. » Je me rapprochai du lit, et je regardai avec un redoublement d’attention l’objet de mon incertitude. Vous l’avouerai-je ? Cette perfection de formes, quoique purifiée et sanctifiée par l’ombre de la mort, me troublait plus voluptueusement qu’il n’aurait fallu, et ce repos ressemblait tant à un sommeil que l’on s’y serait trompé.
J’oubliais que j’étais venu là pour un office funèbre, et je m’imaginais que j’étais un jeune époux entrant dans la chambre de la fiancée qui cache sa figure par pudeur et qui ne se veut point laisser voir. Navré de douleur, éperdu de joie, frissonnant de crainte et de plaisir, je me penchai vers elle et je pris le coin du drap ; je le soulevai lentement en retenant mon souffle de peur de l’éveiller. Mes artères palpitaient avec une telle force, que je les sentais siffler dans mes tempes, et mon front ruisselait de sueur comme si j’eusse remué une dalle de marbre.
C’était en effet la Clarimonde telle que je l’avais vue à l’église lors de mon ordination ; elle était aussi charmante, et la mort chez elle semblait une coquetterie de plus. La pâleur de ses joues, le rose moins vif de ses lèvres, ses longs cils baissés et découpant leur frange brune sur cette blancheur, lui donnaient une expression de chasteté mélancolique et de souffrance pensive d’une puissance de séduction inexprimable ; ses longs cheveux dénoués, où se trouvaient encore mêlées quelques petites fleurs bleues, faisaient un oreiller à sa tête et protégeaient de leurs boucles la nudité de ses épaules ; ses belles mains, plus pures, plus diaphanes que des hosties, étaient croisées dans une attitude de pieux repos et de tacite prière, qui corrigeait ce qu’auraient pu avoir de trop séduisant, même dans la mort, l’exquise rondeur et le poli d’ivoire de ses bras nus dont on n’avait pas ôté les bracelets de perles.
Je restai longtemps absorbé dans une muette contemplation, et, plus je la regardais, moins je pouvais croire que la vie avait pour toujours abandonné ce beau corps. Je ne sais si cela était une illusion ou un reflet de la lampe, mais on eût dit que le sang recommençait à circuler sous cette mate pâleur ; cependant elle était toujours de la plus parfaite immobilité.
Je touchai légèrement son bras ; il était froid, mais pas plus froid pourtant que sa main le jour qu’elle avait effleuré la mienne sous le portail de l’église. Je repris ma position, penchant ma figure sur la sienne et laissant pleuvoir sur ses joues la tiède rosée de mes larmes. Ah ! quel sentiment amer de désespoir et d’impuissance ! quelle agonie que cette veille ! J’aurais voulu pouvoir ramasser ma vie en un monceau pour la lui donner et souffler sur sa dépouille glacée la flamme qui me dévorait.
La nuit s’avançait, et, sentant approcher le moment de la séparation éternelle, je ne pus me refuser cette triste et suprême douceur de déposer un baiser sur les lèvres mortes de celle qui avait eu tout mon amour. Ô prodige ! un léger souffle se mêla à mon souffle, et la bouche de Clarimonde répondit à la pression de la mienne : ses yeux s’ouvrirent et reprirent un peu d’éclat, elle fit un soupir, et, décroisant ses bras, elle les passa derrière mon cou avec un air de ravissement ineffable.
« Ah ! c’est toi, Romuald, dit-elle d’une voix languissante et douce comme les dernières vibrations d’une harpe ; que fais-tu donc ? Je t’ai attendu si longtemps, que je suis morte ; mais maintenant nous sommes fiancés, je pourrai te voir et aller chez toi. Adieu, Romuald, adieu ! je t’aime ; c’est tout ce que je voulais te dire, et je te rends la vie que tu as rappelée sur moi une minute avec ton baiser ; à bientôt. »
Sa tête retomba en arrière, mais elle m’entourait toujours de ses bras comme pour me retenir. Un tourbillon de vent furieux défonça la fenêtre et entra dans la chambre ; la dernière feuille de la rose blanche palpita quelque temps comme une aile au bout de la tige, puis elle se détacha et s’envola par la croisée ouverte, emportant avec elle l’âme de Clarimonde. La lampe s’éteignit et je tombai évanoui sur le sein de la belle morte.
Quand je revins à moi, j’étais couché sur mon lit, dans ma petite chambre de presbytère, et le vieux chien de l’ancien curé léchait ma main allongée hors de la couverture. Barbara s’agitait dans la chambre avec un tremblement sénile, ouvrant et fermant des tiroirs, ou remuant des poudres dans des verres. En me voyant ouvrir les yeux, la vieille poussa un cri de joie, le chien jappa et frétilla de la queue ; mais j’étais si faible, que je ne pus prononcer une seule parole ni faire aucun mouvement.
J’ai su depuis que j’étais resté trois jours ainsi, ne donnant d’autre signe d’existence qu’une respiration presque insensible. Ces trois jours ne comptent pas dans ma vie, et je ne sais où mon esprit était allé pendant tout ce temps ; je n’en ai gardé aucun souvenir. Barbara m’a conté que le même homme au teint cuivré, qui m’était venu chercher pendant la nuit, m’avait ramené le matin dans une litière fermée et s’en était retourné aussitôt.
Dès que je pus rappeler mes idées, je repassai en moi-même toutes les circonstances de cette nuit fatale. D’abord je pensai que j’avais été le jouet d’une illusion magique ; mais des circonstances réelles et palpables détruisirent bientôt cette supposition. Je ne pouvais croire que j’avais rêvé, puisque Barbara avait vu comme moi l’homme aux deux chevaux noirs et qu’elle en décrivait l’ajustement et la tournure avec exactitude. Cependant personne ne connaissait dans les environs un château auquel s’appliquât la description du château où j’avais retrouvé Clarimonde.
Un matin je vis entrer l’abbé Sérapion. Barbara lui avait mandé que j’étais malade, et il était accouru en toute hâte. Quoique cet empressement démontrât de l’affection et de l’intérêt pour ma personne, sa visite ne me fit pas le plaisir qu’elle m’aurait dû faire. L’abbé Sérapion avait dans le regard quelque chose de pénétrant et d’inquisiteur qui me gênait. Je me sentais embarrassé et coupable devant lui. Le premier il avait découvert mon trouble intérieur, et je lui en voulais de sa clairvoyance.
Tout en me demandant des nouvelles de ma santé d’un ton hypocritement mielleux, il fixait sur moi ses deux jaunes prunelles de lion et plongeait comme une sonde ses regards dans mon âme. Puis il me fit quelques questions sur la manière dont je dirigeais ma cure, si je m’y plaisais, à quoi je passais le temps que mon ministère me laissait libre, si j’avais fait quelques connaissances parmi les habitants du lieu, quelles étaient mes lectures favorites, et mille autres détails semblables. Je répondis à tout cela le plus brièvement possible, et lui-même, sans attendre que j’eusse achevé, passait à autre chose. Cette conversation n’avait évidemment aucun rapport avec ce qu’il voulait dire. Puis, sans préparation aucune, et comme une nouvelle dont il se souvenait à l’instant et qu’il eût craint d’oublier ensuite, il me dit d’une voix claire et vibrante qui résonna à mon oreille comme les trompettes du jugement dernier :
« La grande courtisane Clarimonde est morte dernièrement, à la suite d’une orgie qui a duré huit jours et huit nuits. Ç’a été quelque chose d’infernalement splendide. On a renouvelé là les abominations des festins de Balthazar et de Cléopâtre. Dans quel siècle vivons-nous, bon Dieu ! Les convives étaient servis par des esclaves basanés parlant un langage inconnu et qui m’ont tout l’air de vrais démons ; la livrée du moindre d’entre eux eût pu servir de gala à un empereur. Il a couru de tout temps sur cette Clarimonde de bien étranges histoires, et tous ses amants ont fini d’une manière misérable ou violente. On a dit que c’était une goule, un vampire femelle ; mais je crois que c’était Belzébuth en personne. »
Il se tut et m’observa plus attentivement que jamais, pour voir l’effet que ses paroles avaient produit sur moi. Je n’avais pu me défendre d’un mouvement en entendant nommer Clarimonde, et cette nouvelle de sa mort, outre la douleur qu’elle me causait par son étrange coïncidence avec la scène nocturne dont j’avais été témoin, me jeta dans un trouble et un effroi qui parurent sur ma figure, quoi que je fisse pour m’en rendre maître.
Sérapion me jeta un coup d’oeil inquiet et sévère ; puis il me dit : « Mon fils, je dois vous en avertir, vous avez le pied levé sur un abîme, prenez garde d’y tomber. Satan a la griffe longue, et les tombeaux ne sont pas toujours fidèles. La pierre de Clarimonde devrait être scellée d’un triple sceau ; car ce n’est pas, à ce qu’on dit, la première fois qu’elle est morte. Que Dieu veille sur vous, Romuald ! »
Après avoir dit ces mots, Sérapion regagna la porte à pas lents, et je ne le revis plus ; car il partit pour S*** presque aussitôt.
J’étais entièrement rétabli et j’avais repris mes fonctions habituelles. Le souvenir de Clarimonde et les paroles du vieil abbé étaient toujours présents à mon esprit ; cependant aucun évènement extraordinaire n’était venu confirmer les prévisions funèbres de Sérapion, et je commençais à croire que ses craintes et mes terreurs étaient trop exagérées ; mais une nuit je fis un rêve. J’avais à peine bu les premières gorgées du sommeil, que j’entendis ouvrir les rideaux de mon lit et glisser les anneaux sur les tringles avec un bruit éclatant ; je me soulevai brusquement sur le coude, et je vis une ombre de femme qui se tenait debout devant moi. Je reconnus sur-le-champ Clarimonde. Elle portait à la main une petite lampe de la forme de celles qu’on met dans les tombeaux, dont la lueur donnait à ses doigts effilés une transparence rose qui se prolongeait par une dégradation insensible jusque dans la blancheur opaque et laiteuse de son bras nu. Elle avait pour tout vêtement le suaire de lin qui la recouvrait sur son lit de parade, dont elle retenait les plis sur sa poitrine, comme honteuse d’être si peu vêtue, mais sa petite main n’y suffisait pas ; elle était si blanche, que la couleur de la draperie se confondait avec celle des chairs sous le pâle rayon de la lampe. Enveloppée de ce fin tissu qui trahissait tous les contours de son corps, elle ressemblait à une statue de marbre de baigneuse antique plutôt qu’à une femme douée de vie. Morte ou vivante, statue ou femme, ombre ou corps, sa beauté était toujours la même ; seulement l’éclat vert de ses prunelles était un peu amorti, et sa bouche ; si vermeille autrefois, n’était plus teintée que d’un rose faible et tendre presque semblable à celui de ses joues. Les petites fleurs bleues que j’avais remarquées dans ses cheveux étaient tout à fait sèches et avaient presque perdu toutes leurs feuilles ; ce qui ne l’empêchait pas d’être charmante, si charmante que, malgré la singularité de l’aventure et la façon inexplicable dont elle était entrée dans la chambre, je n’eus pas un instant de frayeur.
Elle posa la lampe sur la table et s’assit sur le pied de mon lit, puis elle me dit en se penchant vers moi avec cette voix argentine et veloutée à la fois que je n’ai connue qu’à elle :
« Je me suis bien fait attendre, mon cher Romuald, et tu as dû croire que je t’avais oublié. Mais je viens de bien loin, et d’un endroit d’où personne n’est encore revenu : il n’y a ni lune ni soleil au pays d’où j’arrive ; ce n’est que de l’espace et de l’ombre ; ni chemin, ni sentier ; point de terre pour le pied, point d’air pour l’aile ; et pourtant me voici, car l’amour est plus fort que la mort, et il finira par la vaincre. Ah ! que de faces mornes et de choses terribles j’ai vues dans mon voyage ! Que de peine mon âme, rentrée dans ce monde par la puissance de la volonté, a eue pour retrouver son corps et s’y réinstaller ! Que d’efforts il m’a fallu faire avant de lever la dalle dont on m’avait couverte ! Tiens ! le dedans de mes pauvres mains en est tout meurtri. Baise-les pour les guérir, cher amour ! »
Elle m’appliqua l’une après l’autre les paumes froides de ses mains sur la bouche ; je les baisai en effet plusieurs fois, et elle me regardait faire avec un sourire d’ineffable complaisance.
Je l’avoue à ma honte, j’avais totalement oublié les avis de l’abbé Sérapion et le caractère dont j’étais revêtu. J’étais tombé sans résistance et au premier assaut. Je n’avais pas même essayé de repousser le tentateur ; la fraîcheur de la peau de Clarimonde pénétrait la mienne, et je me sentais courir sur le corps de voluptueux frissons. La pauvre enfant ! Malgré tout ce que j’en ai vu, j’ai peine à croire encore que ce fût un démon ; du moins elle n’en avait pas l’air, et jamais Satan n’a mieux caché ses griffes et ses cornes. Elle avait reployé ses talons sous elle et se tenait accroupie sur le bord de la couchette dans une position pleine de coquetterie nonchalante. De temps en temps elle passait sa petite main à travers mes cheveux et les roulait en boucles comme pour essayer à mon visage de nouvelle coiffures. Je me laissais faire avec la plus coupable complaisance, et elle accompagnait tout cela du plus charmant babil. Une chose remarquable, c’est que je n’éprouvais aucun étonnement d’une aventure aussi extraordinaire, et, avec cette facilité que l’on a dans la vision d’admettre comme fort simples les évènements les plus bizarres, je ne voyais rien là que de parfaitement naturel.
« Je t’aimais bien longtemps avant de t’avoir vu, mon cher Romuald, et je te cherchais partout. Tu étais mon rêve, et je t’ai aperçu dans l’église au fatal moment ; j’ai dit tout de suite : C’est lui ! Je te jetai un regard où je mis tout l’amour que j’avais eu, que j’avais et que je devais avoir pour toi ; un regard à damner un cardinal, à faire agenouiller un roi à mes pieds devant toute sa cour. Tu restas impassible et tu me préféras ton Dieu.
« Ah ! que je suis jalouse de Dieu, que tu as aimé et que tu aimes encore plus que moi !
« Malheureuse, malheureuse que je suis ! je n’aurai jamais ton coeur à moi toute seule, moi que tu as ressuscitée d’un baiser, Clarimonde la morte, qui force à cause de toi les portes du tombeau et qui vient te consacrer une vie qu’elle n’a reprise que pour te rendre heureux ! »
Toutes ces paroles étaient entrecoupées de caresses délirantes qui étourdirent mes sens et ma raison au point que je ne craignis point, pour la consoler, de proférer un effroyable blasphème, et de lui dire que je l’aimais autant que Dieu.
Ses prunelles se ravivèrent et brillèrent comme des chrysoprases.
« Vrai ! bien vrai ! autant que Dieu ! dit-elle en m’enlaçant dans ses beaux bras. Puisque c’est ainsi, tu viendras avec moi, tu me suivras où je voudrai. Tu laisseras tes vilains habits noirs. Tu seras le plus fier et le plus envié des cavaliers, tu seras mon amant. Être l’amant avoué de Clarimonde, qui a refusé un pape, c’est beau, cela ! Ah ! la bonne vie bien heureuse, la belle existence dorée que nous mènerons ! Quand partons-nous, mon gentilhomme ?
-         Demain ! demain ! m’écriai-je dans mon délire.
 
-         Demain, soit ! reprit-elle. J’aurai le temps de changer de toilette, car celle-ci est un peu succincte et ne vaut rien pour le voyage. Il faut aussi que j’aille avertir mes gens qui me croient sérieusement morte et qui se désolent tant qu’ils peuvent. L’argent, les habits, les voitures, tout sera prêt ; je te viendrai prendre à cette heure-ci. Adieu, cher coeur. »
 
Et elle effleura mon front du bout de ses lèvres. La lampe s’éteignit, les rideaux se refermèrent, et je ne vis plus rien ; un sommeil de plomb, un sommeil sans rêve s’appesantit sur moi et me tint engourdi jusqu’au lendemain matin. Je me réveillai plus tard que de coutume, et le souvenir de cette singulière vision m’agita toute la journée ; je finis par me persuader que c’était une pure vapeur de mon imagination échauffée. Cependant les sensations avaient été si vives, qu’il était difficile de croire qu’elles n’étaient pas réelles et ce ne fut pas sans quelque appréhension de ce qui allait arriver que je me mis au lit, après avoir prié Dieu d’éloigner de moi les mauvaises pensées et de protéger la chasteté de mon sommeil.
Je m’endormis bientôt profondément, et mon rêve se continua. Les rideaux s’écartèrent, et je vis Clarimonde, non pas, comme la première fois, pâle dans son pâle suaire et les violettes de la mort sur les joues, mais gaie, leste et pimpante, avec un superbe habit de voyage en velours vert orné de ganses d’or et retroussé sur le côté pour laisser voir une jupe de satin. Ses cheveux blonds s’échappaient en grosses boucles de dessous un large chapeau de feutre noir chargé de plumes blanches capricieusement contournées ; elle tenait à la main une petite cravache terminée par un sifflet d’or. Elle m’en toucha légèrement et me dit :
« Eh bien ! beau dormeur, est-ce ainsi que vous faites vos préparatifs ? Je comptais vous trouver debout. Levez-vous bien vite, nous n’avons pas de temps à perdre. »
Je sautai à bas du lit.
« Allons, habillez-vous et partons, dit-elle en me montrant du doigt un petit paquet qu’elle avait apporté ; les chevaux s’ennuient et rongent leur frein à la porte. Nous devrions déjà être à dix lieues d’ici. »
Je m’habillai en hâte, et elle me tendait elle-même les pièces du vêtement, en riant aux éclats de ma gaucherie, et en m’indiquant leur usage quand je me trompais. Elle donna du tour à mes cheveux, et, quand ce fut fait, elle me tendit un petit miroir de poche en cristal de Venise, bordé d’un filigrane d’argent, et me dit :
« Comment te trouves-tu ? Veux-tu me prendre à ton service comme valet de chambre ? »
Je n’étais plus le même, et je ne me reconnus pas. Je ne me ressemblais pas plus qu’une statue achevée ne ressemble à un bloc de pierre. Mon ancienne figure avait l’air de n’être que l’ébauche grossière de celle que réfléchissait le miroir. J’étais beau, et ma vanité fut sensiblement chatouillée de cette métamorphose. Ces élégants habits, cette riche veste brodée, faisaient de moi un tout autre personnage, et j’admirais la puissance de quelques aunes d’étoffe taillées d’une certaine manière. L’esprit de mon costume me pénétrait la peau, et au bout de dix minutes j’étais passablement fat.
Je fis quelques tours par la chambre pour me donner de l’aisance. Clarimonde me regardait d’un air de complaisance maternelle et paraissait très contente de son oeuvre.
« Voilà bien assez d’enfantillage ; en route mon cher Romuald ! nous allons loin et nous n’arriverons pas. »
Elle me prit la main et m’entraîna. Toutes les portes s’ouvraient devant elle aussitôt qu’elle les touchait, et nous passâmes devant le chien sans l’éveiller.
À la porte, nous trouvâmes Margheritone ; c’était l’écuyer qui m’avait déjà conduit ; il tenait en bride trois chevaux noirs comme les premiers, un pour moi, un pour lui, un pour Clarimonde. Il fallait que ces chevaux fussent des genets d’Espagne, nés de juments fécondées par le zéphyr ; car ils allaient aussi vite que le vent, et la lune, qui s’était levée à notre départ pour nous éclairer, roulait dans le ciel comme une roue détachée de son char ; nous la voyions à notre droite sauter d’arbre en arbre et s’essouffler pour courir après nous.
Nous arrivâmes bientôt dans une plaine où, auprès d’un bosquet d’arbres, nous attendait une voiture attelée de quatre vigoureuses bêtes ; nous y montâmes, et les postillons leur firent prendre un galop insensé. J’avais un bras passé derrière la taille de Clarimonde et une de ses mains ployée dans la mienne ; elle appuyait sa tête à mon épaule, et je sentais sa gorge demi-nue frôler mon bras. Jamais je n’avais éprouvé un bonheur aussi vif. J’avais oublié tout en ce moment-là, et je ne me souvenais pas plus d’avoir été prêtre que de ce que j’avais fait dans le sein de ma mère, tant était grande la fascination que l’esprit malin exerçait sur moi.
À dater de cette nuit, ma nature s’est en quelque sorte dédoublée, et il y eut en moi deux hommes dont l’un ne connaissait pas l’autre. Tantôt je me croyais un prêtre qui rêvait chaque soir qu’il était gentilhomme, tantôt un gentilhomme qui rêvait qu’il était prêtre. Je ne pouvais plus distinguer le songe de la veille, et je ne savais pas où commençait la réalité et où finissait l’illusion. Le jeune seigneur fat et libertin se raillait du prêtre, le prêtre détestait les dissolutions du jeune seigneur. Deux spirales enchevêtrées l’une dans l’autre et confondues sans se toucher jamais représentent très bien cette vie bicéphale qui fut la mienne.
Malgré l’étrangeté de cette position, je ne crois pas avoir un seul instant touché à la folie. J’ai toujours conservé très nettes les perceptions de mes deux existences. Seulement, il y avait un fait absurde que je ne pouvais m’expliquer : c’est que le sentiment du même moi existât dans deux hommes si différents. C’était une anomalie dont je ne me rendais pas compte, soit que je crusse être le curé du petit village de ***, ou il signor Romualdo, amant en titre de la Clarimonde.
Toujours est-il que j’étais ou du moins que je croyais être à Venise ; je n’ai pu encore bien démêler ce qu’il y avait d’illusion et de réalité dans cette bizarre aventure. Nous habitions un grand palais de marbre sur le Canaleio, plein de fresques et de statues, avec deux Titiens du meilleur temps dans la chambre à coucher de la Clarimonde, un palais digne d’un roi. Nous avions chacun notre gondole et nos barcarolles à notre livrée, notre chambre de musique et notre poète. Clarimonde entendait la vie d’une grande manière, et elle avait un peu de Cléopâtre dans sa nature. Quant à moi, je menais un train de fils de prince, et je faisais une poussière comme si j’eusse été de la famille de l’un des douze apôtres ou des quatre évangélistes de la sérénissime république ; je ne me serais pas détourné de mon chemin pour laisser passer le doge, et je ne crois pas que, depuis Satan qui tomba du ciel, personne ait été plus orgueilleux et plus insolent que moi. J’allais au Ridotto, et je jouais un jeu d’enfer. Je voyais la meilleure société du monde, des fils de famille ruinés, des femmes de théâtre, des escrocs, des parasites et des spadassins.
Cependant, malgré la dissipation de cette vie, je restai fidèle à la Clarimonde. Je l’aimais éperdument. Elle eût réveillé la satiété même et fixé l’inconstance. Avoir Clarimonde, c’était avoir vingt maîtresses, c’était avoir toutes les femmes, tant elle était mobile, changeante et dissemblable d’elle-même ; un vrai caméléon ! Elle vous faisait commettre avec elle l’infidélité que vous eussiez commise avec d’autres, en prenant complètement le caractère, l’allure et le genre de beauté de la femme qui paraissait vous plaire. Elle me rendait mon amour au centuple, et c’est en vain que les jeunes patriciens et même les vieux du conseil des Dix lui firent les plus magnifiques propositions. Un Foscari alla même jusqu’à lui proposer de l’épouser ; elle refusa tout. Elle avait assez d’or ; elle ne voulait plus que de l’amour, un amour jeune, pur, éveillé par elle, et qui devait être le premier et le dernier.
J’aurais été parfaitement heureux sans un maudit cauchemar qui revenait toutes les nuits, et où je me croyais un curé de village se macérant et faisant pénitence de mes excès du jour. Rassuré par l’habitude d’être avec elle, je ne songeais presque plus à la façon étrange dont j’avais fait connaissance avec Clarimonde. Cependant, ce qu’en avait dit l’abbé Sérapion me revenait quelquefois en mémoire et ne laissait pas que de me donner de l’inquiétude.
Depuis quelque temps la santé de Clarimonde n’était pas aussi bonne ; son teint s’amortissait de jour en jour. Les médecins qu’on fit venir n’entendaient rien à sa maladie, et ils ne savaient qu’y faire. Ils prescrivirent quelques remèdes insignifiants et ne revinrent plus. Cependant elle pâlissait à vue d’oeil et devenait de plus en plus froide. Elle était presque aussi blanche et aussi morte que la fameuse nuit dans le château inconnu. Je me désolais de la voir ainsi lentement dépérir. Elle, touchée de ma douleur, me souriait doucement et tristement avec le sourire fatal des gens qui savent qu’ils vont mourir.
Un matin, j’étais assis auprès de son lit, et je déjeunais sur une petite table pour ne la pas quitter d’une minute. En coupant un fruit, je me fis par hasard au doigt une entaille assez profonde. Le sang partit aussitôt en filets pourpres, et quelques gouttes rejaillirent sur Clarimonde. Ses yeux s’éclairèrent, sa physionomie prit une expression de joie féroce et sauvage que je ne lui avais jamais vue. Elle sauta à bas du lit avec une agilité animale, une agilité de singe ou de chat, et se précipita sur ma blessure qu’elle se mit à sucer avec un air d’indicible volupté. Elle avalait le sang par petites gorgées, lentement et précieusement, comme un gourmet qui savoure un vin de Xérès ou de Syracuse ; elle clignait les yeux à demi, et la pupille de ses prunelles vertes était devenue oblongue au lieu de ronde. De temps à autre elle s’interrompait pour me baiser la main, puis elle recommençait à presser de ses lèvres les lèvres de la plaie pour en faire sortir encore quelques gouttes rouges. Quand elle vit que le sang ne venait plus, elle se releva l’oeil humide et brillant, plus rose qu’une aurore de mai, la figure pleine, la main tiède et moite, enfin plus belle que jamais et dans un état parfait de santé.
« Je ne mourrai pas ! je ne mourrai pas ! dit-elle à moitié folle de joie et en se pendant à mon cou ; je pourrai t’aimer encore longtemps. Ma vie est dans la tienne, et tout ce qui est moi vient de toi. Quelques gouttes de ton riche et noble sang, plus précieux et plus efficace que tous les élixirs du monde, m’ont rendu l’existence. »
Cette scène me préoccupa longtemps et m’inspira d’étranges doutes à l’endroit de Clarimonde, et le soir même, lorsque le sommeil m’eut ramené à mon presbytère, je vis l’abbé Sérapion plus grave et plus soucieux que jamais. Il me regarda attentivement et me dit :
« Non content de perdre votre âme, vous voulez aussi perdre votre corps. Infortuné jeune homme, dans quel piège êtes-vous tombé ! »
Le ton dont il me dit ce peu de mots me frappa vivement ; mais, malgré sa vivacité, cette impression fut bientôt dissipée, et mille autres soins l’effacèrent de mon esprit.
Cependant, un soir, je vis dans ma glace, dont elle n’avait pas calculé la perfide position, Clarimonde qui versait une poudre dans la coupe de vin épicé qu’elle avait coutume de préparer après le repas. Je pris la coupe, je feignis d’y porter mes lèvres, et je la posai sur quelque meuble comme pour l’achever plus tard à mon loisir, et, profitant d’un instant où la belle avait le dos tourné, j’en jetai le contenu sous la table ; après quoi je me retirai dans ma chambre et je me couchai, bien déterminé à ne pas dormir et à voir ce que tout cela deviendrait. Je n’attendis pas longtemps ; Clarimonde entra en robe de nuit, et, s’étant débarrassée de ses voiles, s’allongea dans le lit auprès de moi. Quand elle se fut bien assurée que je dormais, elle découvrit mon bras et tira une épingle d’or de sa tête ; puis elle se mit à murmurer à voix basse :
« Une goutte, rien qu’une petite goutte rouge, un rubis au bout de mon aiguille !... Puisque tu m’aimes encore, il ne faut pas que je meure... Ah ! pauvre amour, ton beau sang d’une couleur pourpre si éclatante, je vais le boire. Dors mon seul bien ; dors, mon dieu, mon enfant ; je ne te ferai pas de mal, je ne prendrai de ta vie que ce qu’il faudra pour ne pas laisser éteindre la mienne. Si je ne t’aimais pas tant, je pourrais me résoudre à avoir d’autres amants dont je tarirais les veines ; mais depuis que je te connais, j’ai tout le monde en horreur... Ah ! le beau bras ! comme il est rond ! comme il est blanc ! Je n’oserai jamais piquer cette jolie veine bleue. »
Et, tout en disant cela, elle pleurait, et je sentais pleuvoir ses larmes sur mon bras qu’elle tenait entre ses mains. Enfin elle se décida, me fit une petite piqûre avec son aiguille et se mit à pomper le sang qui en coulait. Quoiqu’elle en eût bu à peine quelques gouttes, la crainte de m’épuiser la prenant, elle m’entoura avec soin le bras d’une petite bandelette après avoir frotté la plaie d’un onguent qui la cicatrisa sur-le-champ.
Je ne pouvais plus avoir de doutes, l’abbé Sérapion avait raison. Cependant, malgré cette certitude, je ne pouvais m’empêcher d’aimer Clarimonde, et je lui aurais volontiers donné tout le sang dont elle avait besoin pour soutenir son existence factice. D’ailleurs, je n’avais pas grand-peur ; la femme me répondait du vampire, et ce que j’avais entendu et vu me rassurait complètement ; j’avais alors des veines plantureuses qui ne se seraient pas de sitôt épuisées, et je ne marchandais pas ma vie goutte à goutte. Je me serais ouvert le bras moi-même et je lui aurais dit : « Bois ! et que mon amour s’infiltre dans ton corps avec mon sang ! »
J’évitais de faire la moindre allusion au narcotique qu’elle m’avait versé et à la scène de l’aiguille, et nous vivions dans le plus parfait accord.
Pourtant mes scrupules de prêtre me tourmentaient plus que jamais, et je ne savais quelle macération nouvelle inventer pour mater et mortifier ma chair. Quoique toutes ces visions fussent involontaires et que je n’y participasse en rien, je n’osais pas toucher le Christ avec des mains aussi impures et un esprit souillé par de pareilles débauches réelles ou rêvées. Pour éviter de tomber dans ces fatigantes hallucinations, j’essayais de m’empêcher de dormir, je tenais mes paupières ouvertes avec les doigts et je restais debout au long des murs, luttant contre le sommeil de toutes mes forces ; mais le sable de l’assoupissement me roulait bientôt dans les yeux, et, voyant que toute lutte était inutile, je laissais tomber les bras de découragement et de lassitude, et le courant me rentraînait vers les rives perfides.
Sérapion me faisait les plus véhémentes exhortations, et me reprochait durement ma mollesse et mon peu de ferveur. Un jour que j’avais été plus agité qu’à l’ordinaire, il me dit :
« Pour vous débarrasser de cette obsession, il n’y a qu’un moyen, et, quoiqu’il soit extrême, il le faut employer : aux grands maux les grands remèdes. Je sais où Clarimonde a été enterrée ; il faut que nous la déterrions et que vous voyiez dans quel état pitoyable est l’objet de votre amour ; vous ne serez plus tenté de perdre votre âme pour un cadavre immonde dévoré des vers et près de tomber en poudre ; cela vous fera assurément rentrer en vous-même. »
Pour moi, j’étais si fatigué de cette double vie, que j’acceptai : voulant savoir, une fois pour toutes, qui du prêtre ou du gentilhomme était dupe d’une illusion, j’étais décidé à tuer au profit de l’un ou de l’autre un des deux hommes qui étaient en moi ou à les tuer tous les deux, car une pareille vie ne pouvait durer.
L’abbé Sérapion se munit d’une pioche, d’un levier et d’une lanterne, et à minuit nous nous dirigeâmes vers le cimetière de ***, dont il connaissait parfaitement le gisement et la disposition. Après avoir porté la lumière de la lanterne sourde sur les inscriptions de plusieurs tombeaux, nous arrivâmes enfin à une pierre à moitié cachée par les grandes herbes et dévorée de mousses et de plantes parasites, où nous déchiffrâmes ce commencement d’inscription :
Ici gît Clarimonde
Qui fut de son vivant
La plus belle du monde.
...
« C’est bien ici », dit Sérapion, et, posant à terre sa lanterne, il glissa la pince dans l’interstice de la pierre et commença à la soulever. La pierre céda, et il se mit à l’ouvrage avec la pioche. Moi, je le regardais faire, plus noir et plus silencieux que la nuit elle-même ; quant à lui, courbé sur son oeuvre funèbre, il ruisselait de sueur, il haletait, et son souffle pressé avait l’air d’un râle d’agonisant. C’était un spectacle étrange, et qui nous eût vus du dehors nous eût plutôt pris pour des profanateurs et des voleurs de linceuls, que pour des prêtres de Dieu.
Le zèle de Sérapion avait quelque chose de dur et de sauvage qui le faisait ressembler à un démon plutôt qu’à un apôtre ou à un ange, et sa figure aux grands traits austères et profondément découpés par le reflet de la lanterne n’avait rien de très rassurant. Je me sentais perler sur les membres une sueur glaciale, et mes cheveux se redressaient douloureusement sur ma tête ; je regardais au fond de moi-même l’action du sévère Sérapion comme un abominable sacrilège, et j’aurais voulu que du flanc des sombres nuages qui roulaient pesamment au-dessus de nous sortît un triangle de feu qui le réduisit en poudre.
Les hiboux perchés sur les cyprès, inquiétés par l’éclat de la lanterne, en venaient fouetter lourdement la vitre avec leurs ailes poussiéreuses, en jetant des gémissements plaintifs ; les renards glapissaient dans le lointain, et mille bruits sinistres se dégageaient du silence.
Enfin la pioche de Sérapion heurta le cercueil dont les planches retentirent avec un bruit sourd et sonore, avec ce terrible bruit que rend le néant quand on y touche ; il en renversa le couvercle, et j’aperçus Clarimonde pâle comme un marbre, les mains jointes ; son blanc suaire ne faisait qu’un seul pli de sa tête à ses pieds. Une petite goutte rouge brillait comme une rose au coin de sa bouche décolorée. Sérapion, à cette vue, entra en fureur : « Ah ! te voilà, démon, courtisane impudique, buveuse de sang et d’or ! » et il aspergea d’eau bénite le corps et le cercueil sur lequel il traça la forme d’une croix avec son goupillon. La pauvre Clarimonde n’eut pas été plutôt touchée par la sainte rosée que son beau corps tomba en poussière ; ce ne fut plus qu’un mélange affreusement informe de cendres et d’os à demi calcinés.
« Voilà votre maîtresse, seigneur Romuald, dit l’inexorable prêtre en me montrant ces tristes dépouilles, serez-vous encore tenté d’aller vous promener au Lido et à Fusine avec votre beauté ? »
Je baissai la tête ; une grande ruine venait de se faire au-dedans de moi. Je retournai à mon presbytère, et le seigneur Romuald, amant de Clarimonde, se sépara du pauvre prêtre, à qui il avait tenu pendant si longtemps une si étrange compagnie.
Seulement, la nuit suivante, je vis Clarimonde ; elle me dit, comme la première fois sous le portail de l’église : « Malheureux ! malheureux ! qu’as-tu fait ? Pourquoi as-tu écouté ce prêtre imbécile ? N’étais-tu pas heureux ? Et que t’avais-je fait, pour violer ma pauvre tombe et mettre à nu les misères de mon néant ? Toute communication entre nos âmes et nos corps est rompue désormais. Adieu, tu me regretteras. »
Elle se dissipa dans l’air comme une fumée, et je ne la revis plus.
Hélas ! elle a dit vrai : je l’ai regrettée plus d’une fois et je la regrette encore. La paix de mon âme a été bien chèrement achetée ; l’amour de Dieu n’était pas de trop pour remplacer le sien.
Voilà, frère, l’histoire de ma jeunesse. Ne regardez jamais une femme, et marchez toujours les yeux fixés en terre, car, si chaste et si calme que vous soyez, il suffit d’une minute pour vous faire perdre l’éternité.
Théophile Gautier, 1836

http://approachinglavender.com/Media/Visual/Stuck_Sin.jpg
Franz Von Stuck, Sin, 1893

Soyez heureux, vous êtes dispensés de mes commentaires hallucinés pour cette fois-ci, quoique je n’en pense pas moins. La beauté de cette œuvre n’a point besoin de vile exégèse de ma part. J’espère tout de même que vous avez noté la référence à Sardanapale, donc à Delacroix (plus qu’à Byron, puisque Théophile Gautier aimait beaucoup Delacroix, et ce n’est pas le seul <3)
 
Pour finir, je ne peux tout de même m’empêcher de mettre cette gravure de… damned, Roubaud, voilà. Caricature qui se moque du jeune Théophile des années de la bataille d’Hernani, en 1830. Théophile Gautier, qui afficha toute sa vie une chevelure d’une longueur assez respectable, portait les cheveux particulièrement longs en ces années, ce qui faisait un peu désordre au XIXe siècle. Ah, porter les cheveux de cette façon, c’était bon au XVIIIe siècle, ma bonne dame ! Ah, la belle jeunesse romantique…

 

http://www.paris-france.org/musees/Balzac/collections/mythologies/img/gautier.gif

 
Hum, je crois que c’était tout ce que j’avais à dire. Je n’oublie pas le Hessois, Hook, Nergal, ni le baptiste. Les sujets en retard commencent sérieusement à s’accumuler. Comme mon retard dans les révisions, tiens.
 
Bon, je vais aller lire la Dame au Linceul, de Bram Stoker. Et Nyarlathotep en passant (de Lovecraft pour ceux qui ne sauraient pas. OUI JE L AIME)
 
Et je vous recommande Carmilla de Le Fanu, qui est assez rafraîchissant, (en cadeau une illustration de Scarlet Gothica dont le pseudo est excusé par le talent) et le Moine, de Matthew Gregory Lewis, qui ne parle pas de vampirisme mais est très agréable à lire. Faire un résumé est un peu compliqué, mais ça parle de nonne sanglante, de moine en dépravation, de trucs glauques dans des couvents, de jeune innocente qui ne va pas le rester longtemps, et autres travestissements singuliers. Ah, oui ! Sans oublier, en guest, l’intervention de… Satan ! (ouaiiis j’ai encore réussi à le caser sans le chercher XD) donc ça vaut le détour. Ah, oui, ben c’est du roman gothique, quoi. Publié avant 1800 si je ne m’abuse.
 
Bref, amusez-vous bien, passez de bonnes fêtes en famille, éclatez vous bien la panse, etc.
Vale !
 
PS: c'est la 5eme fois que j'essaie de poster ce ****** d'article et pour une raison mystérieuse ça ****** comme pas permis. Donc excusez la présentation, il manque des tableaux et c'est foutu n'importe comment, mais si il poste ça déjà ça ira. MAAAAAAARRE
 

Samedi 24 mai 2008 à 1:03

free music

Vernet, La Ballade de Lénore, ou les Morts vont Vite

Petit blabla avant de partir retrouver la terre des merveilles, le Saint Graal, ce pays hors du temps dont la magie imprégnant l'air imprègne aussi le corps et l'esprit d'un charme si puissant qu'il le lie à jamais. Doux sortilège en vérité !

 

Alors… aujourd'hui nous allons nous exalter avec force déviance sur… Eros et Thanatos ! Si ça continue ça va devenir une catégorie à part ^^ Mais c'est un sujet vraiment fascinant s'il en est, du moins si l'on est adepte de la nécrophilie (j'allais écrire nécrofolie… un signe ?) spirituelle.  Connaissez vous cette citation ?

 

‚Denn die Todten reiten schnell'

À savoir

« Car les morts vont vite »

 

Comme je suis persuadée que vous avez tous lu Bram Stocker vous savez qu'il s'agit d'une citation de Dracula ! Vous savez le passage ou Jonathan Harker se rend au château de Dracula et qu'un mystérieux cocher vient le chercher ?

Et bien cette citation réfère à une autre œuvre suppurant l'amour macabre, avec un mort lui aussi très avenant : il s'agit de la Ballade de Lénore, rédigée par l'Allemand (gage de qualité) Gottfried August Bürger, en 1773. Et oui nous sommes en plein pré-romantisme, et d'ailleurs cette œuvre inspira beaucoup d'artistes de ce mouvement…

Mais que raconte cette ballade ? Je vous enjoins à lire ici la magnifique traduction de Gérard de Nerval. Sinon, je fais un résumé pour les faignasses : il s'agit de l'histoire d'une demoiselle qui attend le retour de son aimé après la guerre de 7 ans (ce qui n'est pas sans me rappeler de bons souvenirs de mon programme d'histoire moderne). Elle voit tous les guerriers revenir, mais, à son désespoir, nulle trace de son Wilhelm ! la malheureuse demoiselle blasphème à force cri et appelle la mort. La nuit venue, des cliquetis d'armure dans l'escalier, et voici Wilhelm se dressant devant elle, qui lui propose de l'emmener de suite pour se marier. S'ensuit une chevauchée fantastique sous la lune blafarde tandis que le cavalier vante la rapidité des morts, puis convie prêtres et pendus à ses noces. Ils finissent par arriver à un cimetière, ou l'armure de Wilhelm tombe, révélant… un squelette. Lénore a juste le temps de se rendre compte qu'elle a chevauché avec la mort qu'elle avait invoqué avant d'y succomber. Ceci me rappelle non seulement Sleepy Hollow (mais comme je suis obsédée par ce film ça n'a rien d'étonnant) mais également quelques vers de Percy Shelley :

« Hasten to the bridal bed

underneath the grave ‘tis spread

oblivion be our coverlid

 

we may rest, and none forbid”

 

http://a7.idata.over-blog.com/499x384/1/80/62/38/Peinture/lenore_les_morts_vont_vite.jpgAry Scheffer ( <3)donnant sa vision du mythe

 

Peut-on parler de nécrophilie lorsque ce sont les morts qui font la cours ? Il faut bien entendu considérer que tout cela a été exclusivement fantasmé par des vivants, (ça me paraît difficile autrement) qui imaginent ainsi une nécrophilie passive, autour de la peur du mort malfaisant, qui se fait séducteur fatal afin d'ôter cette vie. Parfois ils se l'approprient (vampires) mais ici on voit que c'est à la suite d'un souhait. J'ai vu lu quelque chose de très intéressant sur les morts malfaisants si vous voulez jeter un œil.(ce n'est pas douloureux) Mais on remarque que dans ces cas de nécrophilies passives, le mort, comme le Diable, se fait séducteur pour arriver à ses fins, il trompe pour obtenir ce qu'il désire.

 

Il me semble que l'image du cavalier mort est assez significative. On peut y voir une allusion aux plaisirs vénériens (ce à quoi a du tout de suite songer Buf quelques lignes plus haut si elle lit cet article) qui ne peuvent pas vraiment être assouvis avec un cadavre, mais surtout qui ne peuvent être décemment exprimés, et sont le reflet des désirs refoulés que la morale chrétienne ne peut justement tolérer. Il faut donc bien trouver une voie d'expression détournée…

Dans le cas de Lénore c'est encore plus clair : elle désirait ardemment son Wilhelm, et elle l'invite d'ailleurs dans sa couche dès qu'elle le voit. Il n'est donc pas très difficile d'imaginer ce que représente cette chevauchée au clair de lunel'amant défunt exerce ainsi une puissance érotique très forte : mystérieux, dangereux, traversant les rêves et les fantasmes, oui, il est là, le non-mort, au pied de la couche, il a traversé les limbes de la mort, il est auréolé d'une mystique bien connue : l'amour ne meurt jamais… En plus l'amant mort est quelque peu désinhibé, quoique satanique souvent (bah oui un mort qui n'est pas satanique ne va pas aller embêter les vivants pour leur faire rejoindre le club plus tôt que prévu) ce qui lui donne en plus certains pouvoirs assez excitants. Enfin, c'est mon point de vue n'est ce pas.  Les mystères de l'amour mêlés aux mystères de la mort, le tout dans une initiation comme une course nocturne… Remarquez quand-même que fricoter avec ces amants d'outre tombe est nocif pour la santé. (ceci était un communiqué du Ministère des non-morts) Il ne faut pas oublier que l'érotisme est moralement blâmable, il faut donc payer le prix de sa lubricité !

Pas étonnant que les romantiques aient adoré cette histoire… C'est donc le moment d'exhiber quelques toiles ! Je vous aie déjà laissé celles de Vernet et de Scheffer. Mais il se trouve que j'ai eu l'immense joie de voir deux de mes maîtres s'y intéresser également…

Bon aller, on va jouer ! je vous laisse regarder les deux toiles et vous devez me dire qui les a peintes !

 

omg je me pâme d'emotion!

 

 

 

je ne veux pas dire que c'est évident, mais pas loin ^^ 

 

vous gagnerez le droit de me donner le mp3 de la chanson qui illustre cet article ! Comment ça ce n'est pas intéressant ??

En passant, c'est en écoutant cette musique que cette histoire m'est revenue XD undead Casanova et histoires d'étreintes dans des cercueils… forcément…

 

Sur ce, ite missa est, et si je reviens vous aurez droit à ce que j'avais promis, à savoir divagations diverses et variées sur Peter Pan et mon grand ami le Hessois.

Mardi 18 mars 2008 à 12:55

  

free music

 

parce que je n'ai pas pu m'en empêcher... voilà longtemps que je repensais à cette nouvelle que j'avais lu il y a... trrrrrrès longtemps, et qui parlait de... vous verrez vous même. bon il y a de la nécrophilie ^^. De la nécrophilie comme j'aime. En fait cette nouvelle correspond totalement à mon état d'esprit. Inversez juste le sexe des protagonistes et vous aurez une vision assez fidèle de ce qui peut se passer sans mon esprit morbide (morbide voulant dire malade). Nécrophilie, fétichisme, fantasmes malsains,vampirisme même, tout y est! Elle est tellement belle cette nouvelle...

Pour info il s'agit de La Chevelure, écrite par Maupassant en 1883 (quand je dis que j'aime le XIXe...). je ferai volontier commentaires, exégèse et élucubrations tordues, mais seulemet si ça intéresse quelqu'un, car je n'ai pas vraiment le temps.

sur ce bonne lecture.

Piur changer, un Millais!

 

LA  CHEVELURE

Les murs de la cellule étaient nus, peints à la chaux. Une fenêtre étroite et grillée, percée très haut de façon qu'on ne pût pas y atteindre, éclairait cette petite pièce claire et sinistre; et le fou, assis sur une chaise de paille, nous regardait d'un oeil fixe, vague et hanté. Il était fort maigre avec des joues creuses et des cheveux presque blancs qu'on devinait blanchis en quelques mois. Ses vêtements semblaient trop larges pour ses membres secs, pour sa poitrine rétrécie, pour son ventre creux. On sentait cet homme ravagé, rongé par sa pensée, par une Pensée, comme un fruit par un ver. Sa Folie, son idée était là, dans cette tête, obstinée, harcelante, dévorante. Elle mangeait le corps peu à peu. Elle, l'Invisible, l'Impalpable, l'Insaisissable, l'Immatérielle Idée minait la chair, buvait le sang, éteignait la vie. Quel mystère que cet homme tué par un Songe ! Il faisait peine, peur et pitié, ce Possédé ! Quel rêve étrange, épouvantable et mortel habitait dans ce front, qu'il plissait de rides profondes, sans cesse remuantes ?


    Le médecin me dit: "Il a de terribles accès de fureur, c'est un des déments les plus singuliers que j'ai vus. Il est atteint de folie érotique et macabre. C'est une sorte de nécrophile. Il a d'ailleurs écrit son journal qui nous montre le plus clairement du monde la maladie de son esprit. Sa folie y est pour ainsi dire palpable. Si cela vous intéresse vous pouvez parcourir ce document." Je suivis le docteur dans son cabinet, et il me remit le journal de ce misérable homme. "Lisez, dit-il, et vous me direz votre avis."


    Voici ce que contenait ce cahier:



    Jusqu'à l'âge de trente-deux ans, je vécus tranquille, sans amour. La vie m'apparaissait très simple, très bonne et très facile. J'étais riche. J'avais du goût pour tant de choses que je ne pouvais éprouver de passion pour rien. C'est bon de vivre ! Je me réveillais heureux, chaque jour, pour faire des choses qui me plaisaient, et je me couchais satisfait, avec l'espérance paisible du lendemain et de l'avenir sans souci.


    J'avais eu quelques maîtresses sans avoir jamais senti mon coeur affolé par le désir ou mon âme meurtrie d'amour après la possession. C'est bon de vivre ainsi. C'est meilleur d'aimer, mais terrible. Encore, ceux qui aiment comme tout le monde doivent-ils éprouver un ardent bonheur, moindre que le mien peut-être, car l'amour est venu me trouver d'une incroyable manière.
    Etant riche, je recherchais les meubles anciens et les vieux objets; et souvent je pensais aux mains inconnues qui avaient palpé ces choses, aux yeux qui les avaient admirées, aux coeurs qui les avaient aimées, car on aime les choses ! Je restais souvent pendant des heures, des heures et des heures, à regarder une petite montre du siècle dernier. Elle était si mignonne, si jolie, avec son émail et son or ciselé. Et elle marchait encore comme au jour où une femme l'avait achetée dans le ravissement de posséder ce fin bijou. Elle n'avait point cessé de palpiter, de vivre sa vie de mécanique, et elle continuait toujours son tic-tac régulier, depuis un siècle passé. Qui donc l'avait portée la première sur son sein dans la tiédeur des étoffes, le coeur de la montre battant contre le coeur de la femme ? Quelle main l'avait tenue au bout de ses doigts un peu chauds, l'avait tournée, retournée, puis avait essuyé les bergers de porcelaine ternis une seconde par la moiteur de la peau ? Quels yeux avaient épié sur ce cadran fleuri l'heure attendue, l'heure chérie, l'heure divine ?


    Comme j'aurais voulu la connaître, la voir, la femme qui avait choisi cet objet exquis et rare ! Elle est morte ! Je suis possédé par le désir des femmes d'autrefois; j'aime, de loin, toutes celles qui ont aimé ! L'histoire des tendresses passées m'emplit le coeur de regrets. Oh ! la beauté, les sourires, les caresses jeunes, les espérances ! Tout cela ne devrait-il pas être éternel !


    Comme j'ai pleuré, pendant des nuits entières, sur les pauvres femmes de jadis, si belles, si tendres, si douces, dont les bras se sont ouverts pour le baiser et qui sont mortes ! Le baiser est immortel, lui ! Il va de lèvre en lèvre, de siècle en siècle, d'âge en âge. - Les hommes le recueillent, le donnent et meurent.


    Le passé m'attire, le présent m'effraie parce que l'avenir c'est la mort. Je regrette tout ce qui s'est fait, je pleure tous ceux qui ont vécu; je voudrais arrêter le temps, arrêter l'heure. Mais elle va, elle va, elle passe, elle me prend de seconde en seconde un peu de moi pour le néant de demain. Et je ne revivrai jamais.


    Adieu celles d'hier. Je vous aime.


    Mais je ne suis pas à plaindre. Je l'ai trouvée, moi, celle que j'attendais; et j'ai goûté par elle d'incroyables plaisirs.


    Je rôdais dans Paris par un matin de soleil, l'âme en fête, le pied joyeux, regardant les boutiques avec cet intérêt vague du flâneur. Tout à coup, j'aperçus chez un marchand d'antiquités un meuble italien du XVII° siècle. Il était fort beau, fort rare. Je l'attribuai à un artiste vénitien du nom de Vitelli, qui fut célèbre à cette époque.
    Puis je passai.


    Pourquoi le souvenir de ce meuble me poursuivit-il avec tant de force que je revins sur mes pas ? Je m'arrêtai de nouveau devant le magasin pour le revoir, et je sentis qu'il me tentait.
    Quelle singulière chose que la tentation ! On regarde un objet et, peu à peu, il vous séduit, vous trouble, vous envahit comme ferait un visage de femme. Son charme entre en vous, charme étrange qui vient de sa forme, de sa couleur, de sa physionomie de chose ; et on l'aime déjà, on le désire, on le veut. Un besoin de possession vous gagne, besoin doux d'abord, comme timide, mais qui s'accroît, devient violent, irrésistible. Et les marchands semblent deviner à la flamme du regard l'envie secrète et grandissante.
    J'achetai ce meuble et je le fis porter chez moi tout de suite. Je le plaçai dans ma chambre.
    Oh ! je plains ceux qui ne connaissent pas cette lune de miel du collectionneur avec le bibelot qu'il vient d'acheter. On le caresse de l'oeil et de la main comme s'il était de chair; on revient à tout moment près de lui, on y pense toujours, où qu'on aille, quoi qu'on fasse. Son souvenir aimé vous suit dans la rue, dans le monde, partout; et quand on rentre chez soi, avant même d'avoir ôté ses gants et son chapeau, on va le contempler avec une tendresse d'amant.
    Vraiment, pendant huit jours, j'adorai ce meuble. J'ouvrai à chaque instant ses portes, ses tiroirs; je le maniais avec ravissement, goûtant toutes les joies intimes de la possession.
    Or, un soir, je m'aperçus, en tâtant l'épaisseur d'un panneau, qu'il devait y avoir là une cachette. Mon coeur se mit à battre, et je passai la nuit à chercher le secret sans le pouvoir découvrir.
    J'y parvins le lendemain en enfonçant une lame dans une fente de la boiserie. Une planche glissa et j'aperçus, étalée sur un fond de velours noir, une merveilleuse chevelure de femme !
    Oui, une chevelure, une énorme natte de cheveux blonds, presque roux, qui avaient dû être coupés contre la peau, et liés par une corde d'or.


    Je demeurai stupéfait, tremblant, troublé ! Un parfum presque insensible, si vieux qu'il semblait l'âme d'une odeur, s'envolait de ce tiroir mystérieux et de cette surprenante relique.
    Je la pris, doucement, presque religieusement, et je la tirai de sa cachette. Aussitôt elle se déroula, répandant son flot doré qui tomba jusqu'à terre, épais et léger, souple et brillant comme la queue en feu d'une comète.


    Une émotion étrange me saisit. Qu'était-ce que cela ? Quand ? comment ? pourquoi ces cheveux avaient-ils été enfermés dans ce meuble ? Quelle aventure, quel drame cachait ce souvenir ? Qui les avait coupés ? un amant, un jour d'adieu ? un mari, un jour de vengeance ? ou bien celle qui les avait portés sur son front, un jour de désespoir ?
    Etait-ce à l'heure d'entrer au cloître qu'on avait jeté là cette fortune d'amour, comme un gage laissé au monde des vivants ? Etait-ce à l'heure de la clouer dans la tombe, la jeune et belle morte, que celui qui l'adorait avait gardé la parure de sa tête, la seule chose qu'il pût conserver d'elle, la seule partie vivante de sa chair qui ne dût point pourrir, la seule qu'il pouvait aimer encore et caresser, et baiser dans ses rages de douleur ?
    N'était-ce point étrange que cette chevelure fût demeurée ainsi, alors qu'il ne restait plus une parcelle du corps dont elle était née ?


    Elle me coulait sur les doigts, me chatouillait la peau d'une caresse singulière, d'une caresse de morte. Je me sentais attendri comme si j'allais pleurer.


    Je la gardai longtemps, longtemps en mes mains, puis il me sembla qu'elle m'agitait, comme si quelque chose de l'âme fût resté caché dedans. Et je la remis sur le velours terni par le temps, et je repoussai le tiroir, et je refermai le meuble, et je m'en allai par les rues pour rêver.
    J'allais devant moi, plein de tristesse, et aussi plein de trouble, de ce trouble qui vous reste au coeur après un baiser d'amour. Il me semblait que j'avais vécu autrefois déjà, que j'avais dû connaître cette femme.


    Et les vers de Villon me montèrent aux lèvres, ainsi qu'y monte un sanglot:

 

Dictes-moy où, ne en quel pays
Est Flora, la belle Romaine,
Archipiada, ne Thaïs,
Qui fut sa cousine germaine ?
Echo parlant quand bruyt on maine
Dessus rivière, ou sus estan ;
Qui beauté eut plus que humaine ?
Mais où sont les neiges d'antan ?
..................................
La royne blanche comme un lys
Qui chantait à voix de sereine,
Berthe au grand pied, Bietris, Allys,
Harembouges qui tint le Mayne,
Et Jehanne la bonne Lorraine
Que Anglais bruslèrent à Rouen ?
Où sont-ils, Vierge souveraine ?
Mais où sont les neiges d'antan ?

 

    Quand je rentrai chez moi, j'éprouvai un irrésistible désir de revoir mon étrange trouvaille; et je la repris, et je sentis, en la touchant, un long frisson qui me courut dans les membres.
    Durant quelques jours, il fallait que je la visse et que je la maniasse. Je tournais la clef de l'armoire avec ce frémissement qu'on a en ouvrant la porte de la bien-aimée, car j'avais aux mains et au coeur un besoin confus, singulier, continu, sensuel de tremper mes doigts dans ce ruisseau charmant de cheveux morts.


    Puis, quand j'avais fini de la caresser, quand j'avais refermé le meuble, je la sentais là toujours, comme si elle eût été un être vivant, caché, prisonnier; je la sentais et je la désirais encore ; j'avais de nouveau le besoin impérieux de la reprendre, de la palper, de m'énerver jusqu'au malaise par ce contact froid, glissant, irritant, affolant, délicieux.
    Je vécus ainsi un mois ou deux, je ne sais plus. Elle m'obsédait, me hantait. J'étais heureux et torturé, comme dans une attente d'amour, comme après les aveux qui précèdent l'étreinte.
    Je m'enfermais seul avec elle pour la sentir sur ma peau, pour enfoncer mes lèvres dedans, pour la baiser, la mordre. Je l'enroulais autour de mon visage, je la buvais, je noyais mes yeux dans son onde dorée afin de voir le jour blond, à travers.
    Je l'aimais ! Oui, je l'aimais. Je ne pouvais plus me passer d'elle, ni rester une heure sans la revoir.
    Et j'attendais...j'attendais...quoi ? Je ne le savais pas ?


    - Elle.


    Une nuit je me réveillai brusquement avec la pensée que je ne me trouvais pas seul dans ma chambre.
    J'étais seul pourtant. Mais je ne pus me rendormir ; et comme je m'agitais dans une fièvre d'insomnie, je me levai pour aller toucher la chevelure. Elle me parut plus douce que de coutume, plus animée. Les morts reviennent-ils ? Les baisers dont je la réchauffais me faisaient défaillir de bonheur ; et je l'emportai dans mon lit, et je me couchai, en la pressant sur mes lèvres, comme une maîtresse qu'on va posséder.
    Les morts reviennent ! Elle est venue. Oui, je l'ai vue, je l'ai tenue, je l'ai eue, telle qu'elle était vivante autrefois, grande, blonde, grasse, les seins froids, la hanche en forme de lyre; et j'ai parcouru de mes caresses cette ligne ondulante et divine qui va de la gorge aux pieds en suivant toutes les courbes de la chair.


    Oui, je l'ai eue, tous les jours, toutes les nuits. Elle est revenue, la Morte, la belle morte, l'Adorable, la Mystérieuse, l'Inconnue, toutes les nuits.


    Mon bonheur fut si grand, que je ne l'ai pu cacher. J'éprouvais près d'elle un ravissement surhumain, la joie profonde, inexplicable, de posséder l'Insaisissable, l'Invisible, la Morte ! Nul amant ne goûta des jouissances plus ardentes, plus terribles !


    Je n'ai point su cacher mon bonheur. Je l'aimais si fort que je n'ai plus voulu la quitter. Je l'ai emportée avec moi toujours, partout. Je l'ai promenée par la ville comme ma femme, et conduite au théâtre en des loges grillées, comme ma maîtresse...


    Mais on l'a vue ... on a deviné ... on me l'a prise ... Et on m'a jeté dans une prison, comme un malfaiteur. On l'a prise ... oh ! misère !...



    Le manuscrit s'arrêtait là. Et soudain, comme je relevais sur le médecin des yeux effarés, un cri épouvantable, un hurlement de fureur impuissante et de désir exaspéré s'éleva dans l'asile.
    "Ecoutez-le, dit le docteur. Il faut doucher cinq fois par jour ce fou obscène. Il n'y a pas que le sergent Bertrand qui ait aimé les mortes."


    Je balbutiai, ému d'étonnement, d'horreur et de pitié:


    "Mais... cette chevelure... existe-t-elle réellement ?"


    Le médecin se leva, ouvrit une armoire pleine de fioles et d'instruments et il me jeta, à travers son cabinet, une longue fusée de cheveux blonds qui vola vers moi comme un oiseau d'or.
    Je frémis en sentant sur mes mains son toucher caressant et léger. Et je restai le coeur battant de dégoût et d'envie, de dégoût comme au contact des objets traînés dans les crimes, d'envie comme devant la tentation d'une chose infâme et mystérieuse.
    Le médecin reprit en haussant les épaules

:
    "L'esprit de l'homme est capable de tout."

 

13 mai 1884

Gustave Moreau, Galatée

et grand merci à ma Buf qui m'a fait découvrir deezer, bien pratique après la miseà l'index de Radioblog.

 

 

 

Vendredi 10 août 2007 à 20:02

 

Beaucoup de projets d’articles, tous aussi longs et dépourvus d’intérêts (pour vous chers lecteurs inexistants) les uns que les autres… parmi eux une interprétation de rêve, un commentaire d’une phrase de Henri-Clément Sanson, la liste de ceux à qui j’adresse la phrase « je l’aime » dans une journée (pas moins d’une cinquantaine de fois sur une cinquantaine d’individus (artistes morts la plupart du temps) ou objets différents) l’exhibition gratuite d’une photo de jeune homme à forte capillarité prétexte à un discours très sérieux sur la filiation d’Elrond et partant sur la reproduction chez les elfes (virginité au mariage ? combien de temps de gestation est-il nécessaire pour un enfant elfe ? à quelle fréquence les femmes elfes ont-elles leur cycle ? connaissent elles la ménopause ? ) sujet pas si idiot qu’il n’y paraît et qui a été lancé par la gentille sœur de mon esclave. Aussi en projets, biographies de contemporains de Bleuzenn (on se demande lesquels tiens) une déclaration d’amour à Perceval, exhibition de mes crimes graphiques, exaltations gratuites sur mes peintres fétiches (là encore on se demande lesquels)…
Non, Aujourd’hui il me prend l’envie de traiter d’un thème qui m’est cher, l’Amour et la Mort, Έrwς kaί Qanάtoς LE couple. Ce thème offre de très vastes choix de sujets : le vampirisme, sa plus parfaite illustration, peut-on aimer un mort ? (j’aurais tendance à dire oui je ne sais pas pourquoi) peut-on aimer LA mort ? Là dessus un site très intéressant : la mort dans l’art.
Non, le sous-thème que j’ai envie de traiter ce jour consiste en la décollation de l’amant, et il m’est très cher. J’ai toujours été attirée par cette relation morbide entre une tête coupée et une jeune fille, et mes rêves sont souvent peuplés de ces étoiles filantes au sillage rouge. Rien de pathologique là dedans, c’est avant tout esthétique. Soyez certain que si je voyais vraiment une tête sans son corps, je ne dirais probablement plus ça. D’un aspect purement artistique et de l’ordre de l’idée, c’est esthétique.
 
C’est un thème qui dans l’art apparaît vraisemblablement au XIXeme siècle. Le thème de la décollation de Jean-Baptiste a été traité de tout temps, mais c’est surtout le martyr du saint qui y est souligné, l’aspect prédateur de Salomé étant rarement abordé, hormis peut-être cette magnifique toile de Lucas Cranach, (http://www.wga.hu/art/c/cranach/lucas_e/9/05salome.jpg ) datant de 1530 ,qui évoque plutôt un félin avec sa proie.
 
Pour avoir une petite rétrospective, c’est ici.
 
Cependant, ce n’est vraiment qu’au XIXe siècle que l’on inspire des sentiments amoureux entre Salomé et sa victime. Indéniablement, en ce siècle magnifique pour l’art, les peintres abordent le thème de la décollation de l’amant, de l’attirance fatale et de l’amour impossible et terriblement romantique d’une vivante pour euh, la partie d’un mort.
Ce thème est venu par l’histoire d’Orphée. Au XIXeme siècle, la mythologie gréco-romaine est très à la mode, de part le développement de l’archéologie qui fait redécouvrir les traces du passé, et en cet honneur est joué à Paris l’opéra du compositeur XVIIIeme Gluck, Orphée et Eurydice, qui déchaîne l’imagination des peintres : à la suite de Poussin, qui en avait fait son interpétation en 1650, Emile Levy (1866), Jean-Baptiste Corot (1861), Machard (1865) offrent leur vision du mythe.
C’est là qu’apparaît Gustave Moreau, peintre symboliste que je révère, idolâtre, admire et aime. En 1866, il créer un motif qui va trouver beaucoup de succès : la tête d’Orphée coupée et posée sur sa lyre. Pour ceux qui ne connaissent pas l’histoire du malheureux Orphée, il s’agissait d’un poète (un poète ! ah ! je l’aime ! ^^) qui s’est rendu aux Enfers pour récupérer sa femme Eurydice morte à cause d’un serpent. Il a tant de talent que Hadès lui même se laisse émouvoir (Hadès ! ah ! je l’aime !). Malheureusement pour Orphée il désobéit à l’une des clauses du contrat consistant à ne pas se retourner en chemin pour voir sa femme, et il la perd à jamais. Le chagrin l’étreint, et les bacchantes, ces démentes suivantes du dieu de l’ivresse, jalouses de son talent, et peut-être aussi du fait qu’il ne daignait pas s’intéresser à elles, le mettent littéralement en morceaux. Moreau (ah ! je l’aime !) a ainsi imaginé que la tête du poète s’était posée sur sa lyre, et qu’une jeune fille les recueillait. C’est La jeune fille Thrace. On peut voir sur le tableau qu’elle contemple amoureusement la tête d’Orphée, qu’elle semble bercer, fascinée par ce monde que doivent à présent contempler ces deux yeux clôts.
http://i35.photobucket.com/albums/d172/bloodthirsteve/moreau-thrace.jpg
 
 
Je trouve cela tout simplement magnifique. Ce motif a en tout cas beaucoup plût, puisque que Odilon Redon le reprend en 1880 (symboliste lui même, mais je dois admettre que son art ne m’émeut pas) puis par Jean Delville (que j’aime) en 1893.
Cependant, seul Moreau présente le thème de l’amour mortel dont il est question ici.
http://i35.photobucket.com/albums/d172/bloodthirsteve/delville-orphe.jpg
 
 
Toujours au XIXème, un autre mythe donne aux peintres l’occasion de représenter le thème : celui de Salomé. En 1877, Gustave Flaubert présente trois contes, dont Hérodias, inspiré d’un thème biblique. Celui-ci raconte la vengeance de Hérodiade, femme du roi Hérode, contre saint Jean-Baptiste. Celui-ci dénonçait les frasques de l’épouse, qui n’avait pu obtenir du roi qu’il tue Iaokannan, notre baptiste. Elle fait alors danser sa fille Salomé devant lui, et elle excelle tant à cet exercice que le roi fasciné lui promet ce qu’elle voudra… Salomé obtient ainsi pour sa mère la tête du prisonnier sur un plateau… Pour nos romantiques, il ne fallu pas longtemps avant de penser que Salomé était amoureuse du cousin de Jésus, et que ce n’était que par sa mort qu’elle pouvait le faire sien…
Devinez qui a traité le thème… Moreau ! dans plusieurs toiles présentant toute sa virtuosité il nous a laissé sa vision du mythe, qui semblait fort l’intéresser… Dans l’Apparition, de 1875, Salomé dansant désigne la tête du condamné…
http://i35.photobucket.com/albums/d172/bloodthirsteve/Moreau_Apparition.jpg
 
 
 Une autre toile montre Salomé dans la prison où saint Jean le baptiste est prêt à se faire décapiter, dans le fond. Elle a l’air troublée, attendant l’instant fatal.
http://i35.photobucket.com/albums/d172/bloodthirsteve/moreau-salome.jpg
 
 
Il y a, complètement dans le thème, Salomé au jardin, de 1878, où elle contemple la tête avec un air félin de satisfaction. Amour unilatéral et cruel allant jusqu’à la mort de l’homme désiré qui se refuse…
http://i35.photobucket.com/albums/d172/bloodthirsteve/Moreau-Salomaujardin.jpg
 
Moreau a peint d’autres versions de Salomé tenant le plateau, mais dans ces versions, elle regarde ailleurs, mais avec un air de jeune mariée au bras de son époux.
http://i35.photobucket.com/albums/d172/bloodthirsteve/salom-plat.jpg
 
Je n’ai aucun talent dans l’exégèse, mais je vais donner mon interprétation de ce symbole de l’amant décapité. Il y a d’une part, la découverte d’un amour posthume. La jeune fille tombe amoureuse d’une représentation. Elle n’a devant elle que le vestige d’un être qui a cessé de vivre, elle ne voit qu’une part de lui. C’est une part totalement idéalisée, car l’amant n’est plus en mesure de s’exprimer. Elle projète sur lui ses idéaux sur l’amour, couplés d’une fascination pour la mort qu’il représente aussi. C’est l’éveil de la sensualité chez cette jeune fille qui s’éveille à la vie et à l’amour : ses pulsions de vie, l’amour, se mêlent à ses pulsions de mort (mort de l’amant), représentant la violence de la sexualité, qui l’attire autant qu’elle l’effraie. le tout avec cet espoir encore que l’amour survit à la mort.
 
Le symbole de la tête séparée du corps représente, dans l’onirisme, une coupure nette entre l’esprit et le corps. C’est donc clairement une idéalisation de l’amour, dont on rejète l’aspect purement charnel. On reproche souvent aux femmes, plus particulièrement aux jeunes filles s’éveillant au sentiment amoureux, de vouloir faire dominer dans l’amour cette spiritualité.
Je me retrouve bien dans cet aspect… je n’aime que par morceaux… je n’aime d’une personne que ce que j’en idéalise, et cet idéal n’est qu’une part d’elle… Je n’aime vraiment de tous ceux que je déclare ma flamme à longueur de journée que la tête, l’esprit créateur produisant ce qui m’exalte, le talent, purement spirituel. Je peux aussi m’exalter sur un physique, mais c’est parce que je suis une esthète 0:-), je n’apprécie que la forme, ce n’est encore qu’une part… 
 
Le mythe de Salomé nous laisse voir une autre part, rejoignant un peu la première : la violence du désir, la cruauté de l’amour, quand les pulsions de vie et de morts sont intimement liées… Lorsque l’amant se dérobe, la mort devient la seule façon d’obtenir l’objet du désir. La tête devient alors un trophée, ce siège de la personne, alors offerte. (d’ailleurs les têtes plantées sur des pieux sont des trophées) C’est une appropriation, l’amante frustrée est alors sûre que celui qu’elle aime n’ira pas ailleurs, il lui appartient, éternellement. C’est le paroxysme d’une passion très forte, mais unilatérale, mais aussi très égoïste, puisque l’on refuse que l’être convoité soit heureux sans nous. Au contraire de ce que l’on a vu d’abord, une idéalisation de l’amour et de la personne aimée, on voit ici que cette même idéalisation, déçue, peut amener à la mort. Les sentiments ici ne sont pas candides, mais au contraire plein de force, et même de perversion. C’est une relation sadomasochiste, avec la maîtresse et l’esclave, esclave dont on ôte la vie si il déplaît à sa maîtresse. En même temps l’esclave affirme sa liberté : tu ne m’auras que mort. Triste trophée pour la maîtresse qui ne pourra assouvir que brièvement, et partiellement, la passion qui la dévore. La mort, seule alternative à un amour impossible…

http://casoual.files.wordpress.com/2007/01/stuck-von-franz-salome.jpg
La version, assez provocante, de Franz von Stuck, datant de 1906
 
Et voici Lucien Lévy-Dhurmer qui nous présente en 1896 un dessin au pastel plein de sensualité, semblant dire « et maintenant, est-ce que tu m’aimes ? »
http://i35.photobucket.com/albums/d172/bloodthirsteve/L.levydhurmersalome.jpg
 
 
J’ai conscience que l’analyse pourrait être bien plus poussée, bien mieux expliquée et beaucoup plus intéressante, mais on ne se refait pas. J’aimerais juste conclure en ajoutant que de mon point de vue, le cavalier Hessois de Sleepy Hollow serait une bonne version du thème, puisqu’il y a bien une jeune fille amoureuse de l’autre côté… bref
 
http://i35.photobucket.com/albums/d172/bloodthirsteve/sh_005HessiansGrave.jpg
 
Ça ne se voit pas là mais il a la tête coupée
 
Dernière chose : on retrouve aussi ce thème dans le vampirisme. Le vampire est l’incarnation de l’érotisme, de la sexualité débridée voir dangereuse, avec cette violence des passions etc. Or ce vampire est tout de même un damné. Pour le « purifier », lui apporter la paix, il faut lui couper la tête… le vampire incarne la luxure, or la luxure, c’est mal, c’est le côté charnel de l’amour, alors pour le spiritualiser à nouveau… on coupe la tête.
Je ne sais plus si à la fin du Dracula de Francis Ford Coppola Mina embrasse la tête coupée de Dracula…

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